Source : Courrier International
Plus de 400 femmes ont été assassinées dans la ville depuis les années 1990. La Cour interaméricaine des droits de l’homme s’y intéresse enfin – un soulagement pour les familles, qui attendent de connaître la vérité.
La violence liée au narcotrafic à Ciudad Juárez et ses dix cadavres par jour, en moyenne, ont éclipsé une autre série de meurtres, perpétrés sur des femmes, qui a scandalisé le monde entier dans les années 1990 [voir Le diable s’est installé à Ciudad Juarez). Pourtant, le “féminicide” n’a pas cessé dans la ville. Les organisations de défense des droits de l’homme ont déjà recensé vingt-huit nouvelles victimes depuis 2008. Toutes étaient très jeunes.
“Tu veux des noms ?” me demande Alfredo Limas, du Centro para el desarrollo integral para la mujer [Centre pour le développement intégral de la femme] à Ciudad Juárez. Il les connaît par cœur : Valeria López, 15 ans. Disparue en janvier. Adriana Sarmiento, 15 ans également. Sa trace a également été perdue en janvier. Mónica Janet Alanís, 18 ans, disparue en mars. Lidia Ramos et Beatriz Castañón, âgées toutes deux de 19 ans, disparues en décembre.
Une série sans fin
C’est une série qui semble sans fin. “Si les autorités avaient travaillé dès le début pour découvrir ce qui est arrivé à nos filles et pour chercher et punir les coupables, il n’y aurait pas autant de jeunes femmes disparues aujourd’hui”, déclare Josefina González Rodríguez. “Mais il n’en a pas été ainsi. C’est la raison pour laquelle je n’aime pas écouter les informations. Parce que je sais qu’à un moment ou à un autre je vais apprendre qu’une autre femme a été tuée. Et je me souviens… Je sais ce que l’on ressent.”
Josefina est la mère de Claudia Ivette González. La jeune fille travaillait en usine. C’était une très bonne ouvrière. Elle faisait partie de l’équipe du matin et s’efforçait de décrocher une prime de ponctualité. Lorsqu’elle quittait son travail, elle devait vite rentrer pour garder les enfants de sa sœur, Mayela, qui était dans l’équipe de l’après-midi. Mais, le 10 octobre 2001, elle a eu le malheur d’avoir deux minutes de retard et a été renvoyée chez elle. Elle a perdu plus que la prime de ponctualité, elle a laissé sa vie. Elle n’est jamais rentrée chez elle.
Des autorités dépassées ou indifférentes
Ce qui s’est passé ensuite reflète le comportement type des autorités, impuissantes ou peu désireuses de s’occuper de meurtres en série. Le lendemain, Josefina est allée à la police pour signaler la disparition de sa fille. Les agents ont refusé de l’enregistrer parce que, selon eux, il fallait “attendre soixante-douze heures”. Un mois plus tard, huit cadavres de jeunes femmes ont été découverts dans des terrains vagues appelés Campo Algodonero. De façon arbitraire, sans aucune expertise ni test ADN, il a été déclaré que l’une des dépouilles était celle de Claudia.
Le même drame, à quelques variations près, s’est répété des centaines de fois entre 1996 et aujourd’hui. Le nombre de meurtres, qui est toujours une estimation, approche de 400 [423 selon la Commission des droits de l’homme de Mexico, beaucoup moins selon les autorités]. Le gouvernement mexicain est aujourd’hui sur le banc des accusés dans la 39e session extraordinaire de la Cour interaméricaine des droits de l’homme [organe judiciaire autonome dépendant de l’Organisation des Etats américains (OEA), qui tient environ huit sessions par an], qui s’est ouverte le 29 avril à Santiago (Chili), pour s’expliquer sur trois de ces assassinats.
Le gouvernement mexicain sur le banc des accusés
Josefina, qui se trouve déjà au Chili, espère qu’il “existe au moins un petit peu de justice pour toutes les mères qui ont perdu leurs filles d’une façon aussi horrible”. “Huit années ont passé, poursuit-elle, mais le temps n’y fait rien. Je veux savoir. Et vous savez pourquoi ? Parce que j’ai une autre fille, Gema Iris, qui travaille à l’usine. Et parce que ça continue. Brusquement, la nouvelle tombe : il y en a eu une autre. La seule différence, c’est qu’aujourd’hui on parle beaucoup moins. Les mères ne portent plus plainte. Je ne sais pas si c’est par peur ou parce qu’elles ont perdu tout espoir.”
Josefina, elle, n’a perdu ni l’espoir ni sa combativité. Ses fils et elle ont commencé à chercher Claudia Ivette sans l’aide de personne. Elle a affronté ce qu’elle a toujours ressenti comme la toute-puissance des fonctionnaires. Sa plainte a été la première à atteindre les instances internationales.
Et elle continue à se battre. C’est elle qui a apostrophé, lors d’une audience de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) à Washington, l’actuelle procureure de l’Etat de Chihuahua, Patricia González, qui avait affirmé que l’affaire des assassinats du Campo Algodonero avait été résolue avec l’arrestation et la condamnation de leur prétendu auteur, Édgar Álvarez Cruz. “Ce n’est qu’un bouc émissaire, insiste Josefina. Les coupables courent toujours. Ce que nous voulons, c’est la vérité.”
Photo : Un membre de la police fédérale mexicaine patrouille à Ciudad Juarez, 2 mars 2009 (AFP)
Un journaliste mexicain s’est aussi intéressé à ces disparitions, dont les Autorités ne veulent pas parler…
« Des os dans le désert » (Huesos en el desierto) est le titre d’un ouvrage du journaliste et écrivain Sergio González Rodríguez relatant l’histoire des meurtres en série de femmes dans la ville de Ciudad Juárez, au Mexique, meurtres toujours non élucidés. Publié au Mexique en 2002, il a été traduit en français et publié aux éditions Passage du nord/ouest en août 2007.
Dans une postface rédigée en 2007, Rodríguez rapporte les campagnes d’intimidation du gouvernement dont sont victimes les journalistes qui mènent des enquêtes indépendantes sur ces crimes : « Pour ne citer que mon cas, écrit-il, je suis sous surveillance dès que je prends rendez-vous avec quelqu’un par téléphone. Les fonctionnaires chargés de ce genre d’écoutes sont appelés « moniteurs » ou « oreilles ». Ils travaillent pour le ministère de l’Intérieur ou le Centre de recherche et de sécurité nationale. Parfois, je constate aussi la présence de gens bizarres installés dans des véhicules, près de chez moi. Ils cherchent à intercepter mes conversations téléphoniques, mon courrier postal ou électronique. »
« Au fil des ans, on m’a souvent demandé si j’avais peur de poursuivre cette enquête à cause de tous les dangers qu’elle impliquait. À cette question, j’apporte toujours la même réponse car je n’en ai pas d’autres : le courage dont les victimes ont fait preuve lorsqu’elles ont affronté jusqu’au dernier moment l’indignité de leur mort doit à jamais nous délivrer de la peur. »
(Source : Wikipedia)
Tout cela semble montrer que le ou les coupables sont en fait à la fois connus et protégés. Ce qui ne fait qu’ajouter à l’horreur de cette série macabre, incroyablement longue et impunie.
J’en avais parlé dans une note en décembre dernier : « De la beauté à l’horreur » : http://www.annagaloreleblog.com/archive/2008/12/20/nnn.html
C’est bien d’en parler encore et encore.
C’est terrible. Rien à ajouter.
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