Les corridas dans les villes du sud de la France peuvent être organisées de deux façons différentes : en régie directe, c’est-à-dire aux frais de la municipalité, ou par délégation de service public (DSP), autrement dit par des prestataires privés. Leur point commun, quel que soit le montage retenu, est d’être toutes largement déficitaires depuis des années. Dans le cas des DSP, nous avons analysé les manipulations comptables à base de malversations fiscales qui permettent de dissimuler les pertes pour Arles, Béziers et Nîmes. En régie directe, nous nous sommes appuyés sur un rapport de la Cour des Comptes pour mettre en évidence le déficit cumulé d’un million d’euros à Bayonne depuis 2006. Un nouveau rapport de la chambre régionale des comptes du Languedoc-Roussillon démontre l’état tout aussi catastrophique des spectacles de corridas à Beaucaire depuis 2006.
Transparence sélective et décisions incohérentes
Ce rapport a été commandé par Julien Sanchez, maire FN élu en mars 2014. Ce souci de transparence est parfaitement louable. Il est dommage qu’il ne s’applique qu’à ses adversaires déchus et pas à lui-même. En effet, jusqu’à son élection, les délibérations du conseil municipal figuraient toutes sur le site de la ville. Ce n’est plus le cas depuis.
De plus, le nouveau maire entretient une attitude erratique sur le maintien de corridas à Beaucaire. Après avoir déclaré qu’elles seraient supprimées, il a maintenu celle de 2014 et a finalement opté pour l’organisation de novilladas en 2015, c’est-à-dire de corridas suivant un rituel identique, sauf que les taureaux sont remplacés par des taurillons âgés de deux à trois ans, et les toreros adultes par des jeunes novices, parfois mineurs (les novilleros). Pour les animaux concernés, le sort est le même : ils sont mis à mort, souvent de façon très maladroite et d’autant plus douloureuse, après avoir subi des « sévices graves et actes de cruauté » selon les termes du Code pénal qui définit la corrida comme un délit passible de 30 000 € d’amende et deux ans de prison (art. 521-1, section Crimes et Délits), mais concède une immunité de peine dans onze départements du sud de la France pour ceux qui la pratiquent ou y assistent.
Il y a donc bien maintien contre vents et marées de ces spectacles barbares à Beaucaire, la seule différence étant que cela coûte beaucoup moins cher à la commune : un novillero ne touche parfois que quelques dizaines d’euros pour sa prestation, alors qu’un torero peut recevoir jusqu’à 100 000 euros par corrida ; il en est de même pour le coût des animaux, bien meilleur marché s’ils sont plus jeunes.
Des arènes en voie de désertification et une gestion douteuse
Concernant les corridas tenues depuis 2006, le rapporteur est clair : « l’activité corrida est largement déficitaire » et cela pour une raison simple, le manque de spectateurs en nombre suffisant. À titre d’exemple, « en 2012, une entrée a rapporté en moyenne 28 €, alors que le ratio dépenses/entrées établit le coût d’une entrée à 146 € ».
En 2006 et 2007, les corridas ont été organisées par DSP, l’un des délégataires étant Luc Jalabert qui n’a pas hésité à programmer à cette occasion un torero dont il est l’agent. Or, le « cumul de fonctions de délégataire et d’agent de torero n’est pas compatible avec le bon fonctionnement de ce service public ». Le rapport note que la gestion de ces corridas « s’est avérée opaque, les délégataires successifs n’ayant produit aucun rapport sur leur gestion. » Il faut croire que les résultats ont été mauvais puisque, en 2008, la mairie a repris l’organisation en régie directe pour tenter de redresser la barre. En vain : la situation ne fait qu’empirer « tant au niveau du nombre d’entrées, qu’au niveau des résultats financiers ». À partir de 2010, les corridas annuelles passent de deux à une, faute de nombre suffisant de spectateurs.
Et pourtant, tout est fait pour favoriser cette activité à grands coups de subventions déguisées épinglées dans le rapport : de 2006 à 2013, « les dépenses de personnel mis à disposition » ne sont pas comptabilisées et le « nombre d’invitations [est] parfois supérieur au nombre d’entrées enregistrées ». En dehors des invités, les entrées enregistrées sont passées de 2075 en 2010 à 1422 en 2012, puis à 1280 en 2013.
Depuis 2008, c’est la mairie qui organise les corridas et novilladas en régie directe, les confiant à un agent du pôle culturel, ancien raseteur. C’est lui qui choisit les toreros et les animaux. Les achats de taureaux, bien que s’appuyant sur le code des marchés publics, sont conclus sans publicité ni mise en concurrence, avec une justification que la chambre des comptes estime irrégulière.
Près de 680 000 € de déficit cumulé en cinq ans
Les chiffres exacts des années antérieures à 2008 sont inconnus, les résultats n’ayant jamais fait l’objet d’aucun rapport de gestion par les délégataires, en toute illégalité. Le tableau ci-dessous est relatif à la période 2008-2012, pendant laquelle la mairie a opéré en régie directe.
Comme on peut le voir, le solde entre dépenses et recettes est systématiquement négatif. La seule solution pour équilibrer artificiellement les comptes a été pour la municipalité d’allouer une subvention dite « d’équilibre », prise sur les impôts des Beaucairois dont l’immense majorité ne va jamais voir de corrida puisqu’à peine plus d’un millier de spectateurs s’y rendent. Le résultat cumulé réel des corridas à Beaucaire sur cette période de cinq ans est de -676 159 €. Cet échec financier chronique est d’autant plus sévère qu’il concerne en tout à peine sept corridas sur cinq ans.
À titre de comparaison, on peut noter que Bayonne, qui a accumulé un million d’euros de pertes depuis 2006 en fonctionnant elle aussi en régie directe, a un déficit moyen annuel du même ordre de grandeur pour un nombre de corridas bien plus important. Il en est de même pour les municipalités des principales places tauromachiques qui ont choisi la DSP. Ce qui veut dire que, dans tous les cas de figure, depuis les communes les plus modestes jusqu’aux plus emblématiques, quels que soient le nombre de corridas et les montages financiers retenus (avec dans certains cas des malversations avérées), le résultat est toujours une perte.
Article initialement publié dans L’Obs