Georges-André Quiniou m’a fait parvenir la nouvelle qui suit avec ce petit mot: « Je suis allé ce matin faire un tour sur ton blog et j’y ai lu ta rubrique de jeudi dernier, « « Quel entrain en train », où tu racontes avec beaucoup d’humour tes mésaventures dans le TGV. Cela m’a fait repenser à une petite nouvelle écrite il y a fort longtemps, à l’époque où il n’y avait pas encore de TGV mais seulement des trains Corail. Je revenais moi aussi d’un voyage d’affaires… »
« Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! »
Charles BAUDELAIRE. A une passante.
En sortant du métro, vous montez un premier escalier et cette impressionnante travée ascendante, à votre droite, donne accès au grand hall de la gare Montparnasse. Les escalators véhiculent silencieusement d’immobiles statues vivantes. Offerts là comme sur un plateau mouvant, hommes et femmes-troncs promènent sur la foule un regard vide. Vous coupez obliquement le flot des voyageurs pour atteindre la partie gauche de l’escalier qui vous conduira aux Départs Grandes Lignes. Vous montez les marches deux à deux, conscient de vous désolidariser ainsi du rythme moutonnier de la cohue, un brin satisfait de constater votre avance sur la passivité linéaire des partisans de l’escalator. Dès le second palier vous pouvez apercevoir la pendule du hall, face à vous: vous n’êtes pas tellement en avance. Vous ne consultez que par habitude le tableau d’affichage qui surplombe l’accès aux quais: 16 heures 44. VOIE 9. Vous glissez votre billet dans la fente du composteur, sans même une pensée pour l’employé d’autrefois dans sa guérite de verre.
Avant de parvenir au quai, vous devez encore lutter pour maintenir votre cap; vous ressentez comme presque intentionnelle l’hostilité de toutes ces trajectoires, à droite, à gauche, à contre-courant. « La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante… ». C’est bien cela, quoique ça ait voulu dire autre chose; vous, pour le moment, vous n’en mourez pas.
Un quart d’heure avant le départ, les wagons sont déjà bondés. Pourquoi courir le long de ce train, prendre comme une avance à l’arrêt ? Dans le premier wagon, en queue, personne ne monte; vous le prendrez cette fois-ci; il est aux trois-quarts vide.
Une double banquette libre – NON RESERVE -. Vous vous asseyez côté couloir – peut-on d’ailleurs parler de couloir dans ces trains sans compartiment ? – de manière à pouvoir plus facilement vous lever, vous promener. C’est cela que vous aimez dans les trains, la liberté de ce promenoir mouvant, votre propre mouvement dans un autre plus vaste; et le plus souvent, malgré les perspectives de travail que vous vous étiez fixées, l’essentiel de votre temps, en voyage, se trouve occupé à ces déambulations de couloir sans autre intérêt que celui que vous accordez, longuement, au paysage inconnu et triste s’enfuyant sans raison.
Vous savez quelles difficultés l’on rencontre à s’installer dans un train, à clore son univers – lecture, travail, somnolence – alors qu’on est constamment sollicité par les aller et venues de nouveaux arrivants, des frôlements de manteaux à son côté; surtout si vous avez contracté ce vice insignifiant, inoffensif, que Baudelaire nomme « la sainte prostitution des foules », c’est-à-dire si vous êtes porté à épier physionomies, comportements, lambeaux de conversations: la vie des autres qui ne laisse aucun répit à votre perspicacité curieuse. Vous attendez donc. D’un sac vous avez sorti deux ou trois livres, un journal; vous les avez déposés sur la tablette rabattante intégrée au dossier. Calé dans votre fauteuil, vous attendez. Vous pouvez allumer une cigarette.
Il arrive que les trains, maintenant, s’ébranlent sans qu’on l’ait annoncé – ou peut-être ne l’avez-vous pas entendu. Le glissement des voitures parallèles aux nôtres, de l’autre côté du quai, nous surprend. Puis le déplacement d’un pilier, d’une horloge suspendue, détruit l’illusion fugitive que nous avions de notre propre immobilité. Trop tard déjà pour percevoir le moment du départ: tous les éléments fixes de la gare reprennent leur position immobile et c’est nous qui fuyons.
Une clarté soudaine envahit le wagon lorsque, au bout des quais, vous quittez l’abri des auvents. Parmi la grisaille des pylônes métalliques et des postes de contrôle aux employés fugitivement entrevus, le chassé-croisé luisant des rails commence son ballet graphique, rythmé par les ponctuations redoublées des passages d’aiguillage – UN, DEUX…, un, deux…, UN, DEUX, TROIS, QUATRE… – Votre intérêt pour les façades – beiges, brique, grises – des immeubles faiblit bientôt; aux pavillons de banlieue, vous abandonnez. C’est alors que vous prenez votre livre.
Vous lisez mal. Sans cesse, de la phrase que vous terminez, votre attention saute aux menus événements de votre entourage: quelqu’un retire son vêtement; un autre hisse avec effort une énorme valise dans le filet; un craquement d’allumette et vous voilà captivé par les jeux de la lueur éphémère sur l’expression d’un visage inconnu. Longtemps vous vivez double, arraché à la chaîne rigoureuse des mots par le discours superposé des sollicitations que vous n’avez pas la volonté d’occulter. Vous restez dissocié: l’esprit dans l’univers du texte, l’oreille toujours sensible aux divers parasites de votre microcosme roulant.
Puis la coupure.
Lorsque le frôlement plus insistant d’un tissu à votre côté vous fait lever les yeux, vous réalisez que vous avez depuis plusieurs minutes perdu tout contact avec la vie du wagon. Vous suivez, entre les deux rangées de sièges, l’ondoiement incertain de cette femme jusqu’au bout de l’allée. Vous ne reprendrez votre lecture qu’après la fermeture pneumatique de la double porte vitrée – train Corail. Mais vous rentrez plus vite dans votre livre maintenant, d’un seul bond, sans reprise; entre texte et train les forces d’attraction se sont à présent inversées.
Le balancement moelleux des voitures désormais vous échappe. Même les zébrures intermittentes du soleil bas giflant la page d’éclats rapides ne vous gênent plus. Vous tirez cependant le rideau plissé pour vous enfermer dans la lumière égale d’un jour orangé…
– Excusez-moi, la place est libre ?
Cette fois vous aviez complètement perdu le contact. Vous n’aviez même pas pressenti l’approche des pas, ni le léger crissement du sac de voyage de cuir fauve contre les accoudoirs. Vous levez les yeux et vous vous déplacez dans le même instant pour laisser accès au siège voisin, côté fenêtre, mais aussi, confusément, pour éviter cette relation gênante d’un regard de bas en haut. Vous penserez ensuite que vous auriez pu rester assis quelques secondes de plus, tandis qu’elle ôtait et pliait son manteau, le plaçait au-dessus de vos têtes; mais cela n’aurait pas été vraiment possible. Dans le mouvement d’extension du corps vous devinez des seins sous un chandail; de cette image, vous ne jouirez qu’après, une fois rassis. L’urgence des gestes à accomplir vous accapare (vous proposez de mettre son sac dans le filet; non, elle le gardera près d’elle). Privé de la distance nécessaire par l’exiguïté de l’allée, vous ne sauriez décrire cette femme au-delà d’une impression de blondeur, de souplesse, des tonalités chaudes du vêtement. Elle a glissé le sac à ses pieds sous la banquette et, d’une insaisissable torsion des hanches, s’est assise.
Pendant quelques minutes elle connaît les mêmes incertitudes transitoires que vous au départ: s’appuyant au dossier, soulagée d’avoir trouvé une place, d’une main lissant lentement ses cheveux, elle promène alentour un regard qui ne se pose pas, vous inclut aussi, discrètement, dans cette exploration circulaire. Elle écarte un peu le rideau pour s’assurer de l’espace du paysage qui défile, puis semble rêvasser, la tête appuyée au fauteuil.
Vous reprenez votre lecture. Le texte encore une fois perd de sa force. Vous ne lisez que du coin de l’oeil, sans parvenir à retrouver la stabilité de votre univers. Il vous faudrait la certitude qu’elle a terminé l’investigation de son nouveau milieu et qu’elle vous ignore.
Le regard vous glisse vers la droite sur la jupe de lainage écossais – beige clair, marron, jaune d’or -. A surplomber ainsi la naissance des genoux découverts, on pressent, sous le tissu, la perfection des cuisses. Vous chassez cette image importune, imprécise et frustrante. L’oeil glisse toujours, jusqu’à frôler, à la limite de son champ visuel, le finesse d’un profil dont les paupières closes manifestent la volonté d’un repos, d’une fermeture qui paraît vous exclure. Soudain, à la lisière extrême de ce mouvement oculaire, vous saisissez le filet d’un regard filtré par les cils et aussitôt détourné, la présence, toute proche, d’un jeu parallèle au vôtre. A distance, dans un lieu public, le métro, ces sortes de rencontres peuvent trouver la justification d’une coïncidence fortuite; une telle proximité latérale lève toute ambiguïté, les dote d’une intensité troublante. Vous vous rejetez dans le livre avec une attention à tel point soutenue que rien ne surgit plus de l’alignement serré des caractères qu’il vous faut reprendre à chaque fin de ligne.
Vous le fermez ce livre; vous prenez des feuilles blanches dans votre sac; vous dégagez la tablette et commencez à écrire. Cela vient facilement, presque au fil de la plume: ce train, cette femme… Tout en écrivant vous savez qu’elle vous observe; votre travail l’intrigue; vous le remarquez avec satisfaction car cela s’intègre aussi à ce que vous écrivez, tisse autour d’elle une sorte de piège. Penché comme vous l’êtes sur votre feuille, vous lui laissez délibérément le loisir de vous observer; vous lui concédez cet avantage qui l’autorise à établir déjà une relation entre vous, innocente croit-elle, mais décidée par vous, imposée pour ainsi dire par vous. D’ailleurs peut-être devine-t-elle les véritables motivations de votre attitude, s’en rend-elle volontairement complice… Vous n’avez, pour l’instant, aucun moyen de vérifier ces suppositions et la rédaction de votre texte vous absorbe parfois au point de vous faire oublier jusqu’à cette présence à votre côté autour de laquelle s’organise pourtant toute votre activité.
Puis vous prenez le risque de vous retourner. On pourrait interpréter votre mouvement comme un coup d’oeil au paysage. Elle a cillé, fixe rapidement son regard sur un objet quelconque. Vous l’avez surprise; cela suffit pour que vous puissiez continuer d’écrire.
– Excusez-moi… c’est peut-être indiscret… je peux vous demander ce que vous écrivez ?
Deux yeux gris vert. Une émotion légère à peine marquée sur les joues à demi dissimulées, lorsqu’elle penche ainsi le buste, par la blondeur dorée de la chevelure. Vous hésitez tout de même devant ce qui, par la seule vertu de ces quelques mots, risque de prendre consistance dans la réalité de votre histoire:
– Oh, ce n’est pas indiscret; c’est une nouvelle… Ou plutôt le synopsis d’une nouvelle. Cela vous intéresse ?
– Vous êtes écrivain ?
Vous n’êtes pas écrivain. Vous écrivez parfois, en amateur, pour le plaisir.
– Vous voulez lire ? Il est possible que cela vous concerne…
Elle prend le feuillet que vous lui tendez et, calée dans son fauteuil, en commence la lecture avec une application presque naïve:
« Un inconnu, une inconnue; assis l’un près de l’autre, isolés sur leur double banquette dans la voiture Corail. Devant eux, le dossier d’une autre banquette.
Ils s’adresseront la parole; l’un ou l’autre trouvera un prétexte, prétexte de toute évidence. Mais auparavant un jeu complexe de regards, discrets d’abord puis de plus en plus intentionnels, les aura convaincus de leur désir réciproque. Ils entreprendront cette conversation sans ambiguïté, chacun sachant ce que l’autre attend de lui. Ils ne feront que sacrifier à un rituel social qui justifiera très vite le premier contact physique: léger frôlement d’épaules assumé et accepté; une pression plus significative qui les affolera tout entiers; enfin la tremblante agitation de mains qui se cherchent et s’enlacent.
Jusqu’où pourrait aller l’étreinte dans de telles conditions ? Un bras autour des épaules ou d’une taille ? Un buste entier pressé contre une poitrine ? De délirants baisers rendus plus précieux par l’étrangeté de la rencontre ? Ou des attouchements plus précis encore dans la flambée sans retenue d’une passion sensuelle ?
En arrière-plan, la vie du train: voyageurs qui vont et viennent; aux arrêts, les nouveaux arrivants traversent l’allée avec un regard d’envie pour ce couple dont ils ne peuvent deviner l’intense précarité. Le défilement de paysages entrevus par éclairs ou longuement contemplés dans l’illusion d’une aventure commune qui n’existe pas.
Toute leur attention s’est concentrée sur le jeu de leurs deux corps, îlot privilégié dans l’espace clos du wagon, lui-même coupé d’un monde qu’il traverse sans s’y intégrer, image de leur amour fugitif dans un temps hors du temps. »
Elle continue de fixer la page sans que vous puissiez savoir si elle relit ou réfléchit. Le roulement régulier du train souligne son silence. Son visage s’est un peu coloré:
– Moi, je crois que c’est possible…
Vous aviez suivi sa lecture ligne à ligne, l’esprit libéré au cours de ce répit mais anxieux du moment où elle arriverait au bas de la page, où la responsabilité que vous aviez prise serait confrontée à son jugement, sa réaction. Elle vous rend le feuillet. Elle dit:
– Je crois que c’est possible…
Maintenant elle vous regarde, se penche. Vous ne pouvez pas croire aux lèvres qu’elle vous tend. Vous les embrassez doucement. Votre main est dans la sienne. Et puis c’est à peine un sourire:
– Vous voyez…
Vous cherchez une contenance, la suite de votre texte. Il faut la vivre désormais cette histoire, vous ne pouvez plus vous contenter de l’écrire, après peut-être.
– Pourquoi faîtes-vous cela ? Vous avez seulement voulu montrer que c’était possible ?
– Si vous voulez… C’est amusant, non ?
– C’est étrange… Vous n’avez pas peur ?
– Peur ?
– Oui, peur. Peur de cette substitution d’un texte à votre vie. Vous trouvez cela normal ? Nous sommes devenus les personnages de mon histoire…
Elle hésite. L’inquiétude qui passe dans son regard efface un instant le sourire amusé de ses lèvres. Elle tient votre main. Ses yeux s’éclairent à nouveau:
– Vous pensez vraiment que nous prenons un grand risque ? – Elle rit maintenant – Votre nouvelle se passe dans un train, vous dîtes » hors du temps ».
– Mais je n’ai pas écrit la fin de l’histoire… Vous ne savez pas ce que vous allez devenir !
Vous souriez vous aussi; non, vous ne savez pas ce que vous allez devenir. A votre gauche, de l’autre côté de l’allée, le monsieur qui lisait son journal a tourné la tête, intrigué par ce couple si vite formé – il avait dû remarquer l’arrivée de la jeune femme. Il regarde avec insistance les deux mains enlacées sur la jupe écossaise.
– Vous voyez bien que ça n’est pas normal: le monsieur d’à côté s’en est aperçu !
Elle se penche un peu sur vous. Le monsieur a repris sa lecture. Elle ne s’est pas tout à fait redressée pour demander, presque à voix basse:
– Vous n’aviez pas parlé de bras autour d’une épaule ?
Vous trouvez peut-être que les choses vont vite. Un frisson de panique vous saisit à l’idée que vous avez perdu la maîtrise de cette aventure qui va plus loin que vous ne l’escomptiez; à vrai dire vous ne pensiez même pas que cela puisse avoir quelque suite.
Vous l’attirez vers vous. Le monsieur d’à côté suit discrètement vos gestes. Elle lève la tête pour vous offrir un baiser plus profond, vous enlaçant aussi d’un bras autour de votre cou. Le temps de plusieurs longs balancements du wagon vous restez immobiles, et lorsque enfin vos lèvres se séparent elle a perdu son sourire, sa voix s’est altérée:
– Vous avez raison, c’est une histoire folle ! – Elle se radosse à son siège – Gardez-moi dans vos bras; maintenant j’ai peur…
Elle pose sa tête sur votre épaule. Vous n’avez plus rien à dire; vous ne savez plus quoi lui dire. Elle semble bouleversée et rêveuse. Pendant quelques minutes vous vous laissez porter par le roulement du train. Vous avez l’impression de voyager avec une femme que vous aimez depuis toujours.
Vous pensez qu’elle doit somnoler un peu, ainsi bercée, confiante; pourtant comment serait-ce possible, comment dans une telle situation, tellement hors du commun, l’esprit ne resterait-il pas en alerte même sous les apparences du plus complet abandon ? Vous la voyez sur votre épaule; elle a fermé les yeux, comme si elle aussi voyageait de la façon la plus ordinaire avec l’homme qu’elle aimait. Vous seriez-vous trompé d’histoire ? Seriez-vous aux côtés d’une femme depuis longtemps connue, votre femme, votre maîtresse ?
Elle dort. Elle s’est installée dans votre vie aussi naturellement que si elle y avait toujours été. Elle parviendrait à vous en persuader.
Là-bas, au bout du wagon, le petit chariot de restauration à la place avance entre les fauteuils. Voudrait-elle boire quelque chose ? Elle ouvre les yeux, se redresse:
– Ah oui, volontiers… Avec cette climatisation on se sent tout desséché.
Le serveur décapsule les deux Sweppes. Pour lui, vous n’êtes qu’un couple ordinaire. Il rend sa monnaie et poursuit sa branlante progression. Les boissons vous offriraient l’occasion d’une rupture, mais la gêne que vous redoutiez n’apparaît pas. Elle tire sur sa paille goulûment; ses yeux pétillent à l’instar du liquide dont le gaz leur donne peut-être cet éclat. Elle paraît tout à fait rassurée et à l’aise:
– Vous croyez que vous pourriez m’aimer ?
– Je ne sais pas… Peut-être…
Elle tire à nouveau sur sa paille. Le niveau baisse dans la bouteille par à-coups; mentalement vous superposez ce rythme à celui des roues du train: ils ne coïncident pas; pourtant quelque chose naît de ce double tempo – roulement, aspiration; roulement, aspiration…
– Dans votre nouvelle, vous ne parlez pas d’amour… Vous croyez qu’il pourrait s’agir d’une histoire d’amour ?
Elle attend votre réponse, s’en remet à vous qui ne pouvez vous en remettre à personne. Vous sentez que vos paroles prendront pour elle un poids particulier, non pas décisif mais particulier. Vous essayez une ironie maladroite:
– Il faudrait réactualiser la vieille théorie du coup de foudre…
– Il ne s’agit pas de coup de foudre. Vous comprenez, tout s’est passé si vite… Pourtant j’ai l’impression de vous connaître depuis très longtemps… On ne peut pas parler de coup de foudre! Regardez: j’ai repris votre main; tout à l’heure, j’ai presque dormi sur votre épaule.
Elle n’a pas cessé de vous regarder; sa main tient la vôtre, confiante et incertaine, fragile. Elle ne sourit plus. Vous avez touché dans sa vie quelque chose que vous ne soupçonniez pas. Vous voudriez reprendre vos distances, enrayer le développement de cette aventure que vous aviez simplement jetée sur le papier, comme cela.
– … Alors une histoire d’amour éphémère.
Ses yeux se sont troublés légèrement. D’un doigt elle ramène en arrière la mèche qui lui tombait sur le visage. Vous ne pouvez que la trouver belle. Les yeux vert pâle s’accordent au fond oranger du rideau plissé. Dehors la campagne noire s’enfuit obliquement par la fenêtre de vos voisins de devant. L’éclairage fluorescent du wagon vous isole encore davantage dans le crépuscule. Plafond bleu sombre, rampes lumineuses gris clair au-dessus des fenêtres obscures. Dans la lumière, chaque voyageur s’occupe, bavarde, lit. Une pression plus forte sur votre main vous ramène à vous; vous aviez presque oublié. Lorsque vous tournez la tête vous vous apercevez qu’elle ne vous a pas quitté des yeux; elle attendait:
– Vous savez… maintenant je crois que je vous aime…
Vous ne répondez pas.
– Vous ne me croyez pas ? Je n’ose même plus vous embrasser comme tout à l’heure… Tout à l’heure, je n’avais pas réfléchi. Vous savez, j’ai voulu jouer, entrer dans votre jeu, je ne risquais rien. Et puis c’était amusant cette aventure dans un train… Maintenant je comprends que… je ne comprends pas très bien ce qui se passe. Je cherchais cela aussi sans doute. Vous m’avez forcée…, forcée à vivre aussi cette histoire…
Elle ne sait plus que vous regarder. Le roulement du train vous rend sensible l’intensité de son attente. Vous restez démuni devant ce désarroi comme, au début, la surprise vous avait démuni. Vous êtes responsable… Vous souhaitez l’arrêt dans une gare quelconque, un événement, quelque chose; vous ne savez même pas où elle doit descendre. Le monsieur au journal a cessé de s’intéresser à votre couple, rentré dans la norme à ses yeux. Personne n’interviendra. Vous êtes seul.
C’est peut-être la pitié, ou le comportement qui paraîtrait normal dans une autre situation: vous la reprenez dans vos bras comme si vous pouviez prétendre faire encore quelque chose pour elle. Elle ne se laisse plus aller, elle résiste, détourne la tête:
– Non, il ne faut pas; il ne faut pas continuer…
Vous insistez; le désir, confus en vous, de cette tiédeur si proche vous fait insister. Elle abandonne ses lèvres, douloureusement. Elle s’écarte, reprend position dans son fauteuil:
– Nous ne pouvons plus continuer; c’est trop… trop grave.
Elle a lissé ses cheveux et vous adresse un long sourire, intelligent et tendre, un long sourire un peu forcé. Sans doute pour échapper à quelque chose, elle a regardé sa montre:
– Il vaut mieux s’arrêter. Je descends au Mans… dans dix minutes.
Coupés par les dossiers, devant vous, les hauts des crânes continuent d’être balancés, imperceptiblement; ce sont des chevelures aux diverses coiffures, brunes ou rousses, associées à des visages que vous ne verrez peut-être jamais; sauf si la curiosité vous pousse à faire semblant d’aller aux toilettes pour, au retour, découvrir enfin de face tel ou tel visage et le confronter à son homologue imaginé: cette femme aux bandeaux lisses, c’était un christ barbu; ces longues boucles charmantes ne révèlent qu’un nez disgracieux.
Dix minutes; votre histoire n’a plus que dix minutes et ce train file et vous berce. Quel est le prénom de cette femme à vos côtés qui se perd elle aussi dans la contemplation des rythmes, le frémissement contenu des rideaux ? Parfois elle a vers vous un regard timide qui surprend le vôtre, et l’ébauche d’un sourire témoigne encore d’une récente intimité. Lui parlerez-vous une dernière fois ? Et pour quoi dire ? C’est une voyageuse, peut-être, à qui vous avez demandé l’heure, ou qui a engagé avec vous quelque futile conversation de rencontre justifiant les signes de cette vague complicité. A demi découvert par la bordure d’une jupe de lainage écossais, quel droit avez-vous eu sur ce genou ?
Quand la force de traction cesse de se faire sentir, c’est alors que vous en prenez conscience dans votre corps légèrement porté en avant. Le rythme des roues décroît très vite. Le train ralentit. Devant vous, à votre gauche, des voyageurs se lèvent et cherchent leur équilibre avant de saisir leurs vêtements, leurs bagages, dans les filets. On aperçoit au-dehors les lumières intermittentes des réverbères de banlieue, de plus en plus nombreux. Elle vous regarde; et cette fois-ci vous comprenez qu’elle vous avait peut-être aimé vraiment. Elle vous regarde. Ce que vous pourriez lui dire à ce moment-là n’ajouterait rien à votre histoire, suspendue maintenant aux derniers tours de roues de ce train.
« Mesdames, Messieurs, nous arrivons au Mans… Le Mans, sept minutes d’arrêt. Correspondance pour… »
Le grésillement par lequel s’éteint la voix anonyme fait culminer pour vous le temps au point ultime que marque l’arrêt définitif. Vous vous levez en même temps qu’elle pour lui céder le passage. Le mouvement qu’elle fait pour prendre son manteau réveille l’image oubliée de ses seins sous le chandail; mais ce n’est déjà plus qu’une nostalgie. Vous vous rasseyez pour la voir s’éloigner de dos dans l’allée, emportée lentement par le flot des voyageurs qui descendent. Ses jambes, ses cheveux…
Dans le vestibule au bout du wagon elle retrouve votre regard un instant avant de disparaître.
Le train repartira dans sept minutes…
La narration m’a un peu surprise au départ en me rappellant « Le livre du voyage » de Werber. Toutes les histoires de trains me rappellent le fantastique roman de Jacqueline Harpman (voir http://www.annagaloreleblog.com/archive/2008/08/03/eve-jacqueline-harpman.html) : L’orage rompu (http://www.zazieweb.fr/site/fichelivre.php?num=499).
Extrait :
« De la même façon, j’aime dîner en ville autant qu’à la campagne, mon indécision est toujours de ne pas pouvoir choisir entre des possibilités qui me plaisent également. Il y a quarante ans que je me demande comment font les autres ; je ne dois pas être la seule femme au monde qui aime pareillement des choses qui ne peuvent avoir lieu en même temps et je ne vois jamais personne aller et venir entre deux pôles, comme un rat terrifié dans un labyrinthe. Y a-t-il toujours pour les autres quelque poids infinitésimal qui fait pencher la balance et mon anomalie serait que j’en sois dépourvue ? (pages 38-39)
Un bon moment que j’ai passé lire cette nouvelle de Georges-André.
anti
très très bien fait !! tout y est. Bravo l’artiste.
Trés belle histoire, je viens de lire d’une seule traite en sirotant mon café. Bravo !
idaime toi Zaza, on commence à lire et on ne peut arrêter le train en marche.. jusqu’à la fin!
Pour l’instant çà me fait çà à chaque fois que je lis un texte de Georges-André.
un beau texte,une belle histoire mort-née.
lefrere