Il y a exactement cinquante ans jour pour jour, la crise des missiles de Cuba atteignait son point culminant, un affrontement qui faillit déclencher une guerre thermonucléaire mondiale avec probablement plusieurs dizaines de millions de victimes et de vastes parties de notre planète rendues inhabitables à jamais.
Des documents récemment exhumés et déclassifiés des archives américaines et soviétiques nous apprennent que ce jour-là, la Terre est passée bien plus près de la catastrophe ultime que ce que l’on en savait. Comme dans le film de Kubrick, Docteur Folamour sorti en 1964, plusieurs missiles nucléaires ont failli être tirés d’un côté ou de l’autre, en dehors de tout contrôle de Kennedy et de Khrouchtchev car à leur insu total. Nous devons à quelques inconnus d’avoir échappé ce jour-là à l’apocalypse nucléaire pour une bonne partie de l’hémisphère nord, Europe y compris.
Photo aérienne du champ de lancement des missiles à Saqua la Grande, Cuba, 17 octobre 1962
La crise des missiles
Le 14 septembre, des avions espions américains découvrent que l’armée soviétique est en train d’installer des missiles nucléaires à Cuba, qui se trouve, rappelons-le, à moins de 200 km de la côte sud des USA.
Le président Kennedy est stupéfait : non seulement le Kremlin a juré solennellement que jamais il ne déploierait des armes à Cuba mais en plus, la CIA vient de lui confirmer qu’aucune opération de ce genre n’est en cours, alors même que les navires russes pullulent autour de l’île pour décharger tous les équipements nécessaires.
Le 22, Kennedy prononce à la télévision un discours révélant la situation et exigeant de Moscou le retrait immédiat des missiles. Il annonce également la mise en place d’un blocus militaire de l’île. Khrouchtchev répond qu’il s’agit là d’une agression qui risque de mener à une guerre nucléaire mondiale. Kennedy met alors l’armée en état d’alerte maximale.
Soixante B-52 américains armés de bombes nucléaires se relaient en Europe le long de la frontière soviétique, prêts à envoyer leurs charges sur les principales villes de l’URSS, Moscou en tête. Le 26, la CIA découvre que cinq batteries de missiles sont prêtes à tirer l’équivalent de plusieurs centaines de fois la bombe d’Hiroshima sur Washington et les autres grandes villes américaines.
Réunion du comité secret établi par Kennedy au début de la crise de Cuba
Le même jour, Khrouchtchev fait savoir à Kennedy qu’il continuera son action : « Si les États-Unis veulent la guerre, alors nous nous retrouverons en enfer. » Castro vient de lui écrire une lettre paniquée où il annonce que les Américains vont attaquer dans « vingt-quatre à soixante-douze heures » et il l’implore de bombarder les USA le premier avec les missiles installés sur son île.
Khrouchtchev hésite. « Cette fois, nous étions vraiment à deux doigts d’une guerre nucléaire », racontera-t-il plus tard lors d’une réunion au Kremlin dont le contenu vient d’être rendu public.
Le 27 octobre, l’U2 du commandant Anderson Jr. est abattu. Ce n’est pas sur ordre de Khrouchtchev, qui ne veut pas être celui qui déclenche la guerre. Mais le Conseil national de Sécurité analyse cette action comme une escalade. Kennedy donne l’ordre en cas de nouvelle agression de bombarder les sites de missiles. Khrouchtchev le comprend et cède ; il annonce qu’il est prêt à négocier…
Le monde est sauvé pour cette fois. Il va falloir près d’un demi-siècle avant que des historiens découvrent à quel point la situation a failli échapper à tout contrôle.
Sous-marin soviétique B-59 au large de Cuba
Ceux qui ont failli déclencher l’holocauste nucléaire… et ceux qui les en ont empêchés
Pour bien saisir l’importance de ce qui suit, il faut garder en tête que le dogme en vigueur à cette époque – et probablement toujours aujourd’hui – c’est que si l’un des protagonistes avait tiré une seule bombe nucléaire (la plus petite d’entre elles étant comparable à celle d’Hiroshima), l’autre aurait aussitôt répliqué de façon massive, ce qui aurait déclenché une riposte automatisée tout aussi massive. La dissuasion est basée sur la supposition qu’aucun des deux camps ne veut causer sa propre perte en tirant le premier.
Aussi, ce jour-là, ni Kennedy ni Khrouchtchev ne voulaient être celui qui lance la première bombe. Tout le problème est que des individus isolés, moins conscients des conséquences, ont failli passer outre par panique ou par idéologie exacerbée.
1 – Le sous-marin soviétique traqué
Le 25, un sous-marin russe B-59 dirigé par le commandant Savitsky est pris en chasse par la marine américaine au large de Cuba. Il reste en eaux profondes jusqu’au 27. Son air devient difficilement respirable et la chaleur atteint des extrêmes. Pire, Savitsky n’a plus aucun contact avec Moscou. Il faut qu’il remonte à la surface. La guerre a-t-elle déjà été déclarée ?
Dix charges lancées par deux destroyers US explosent près du sous-marin. Savitsky ignore qu’il s’agit de charges creuses peu dangereuses qui n’ont pour but que de l’inciter à faire surface et les Américains ignorent qu’il dispose d’une torpille nucléaire (ils ne le découvriront qu’en 1994). Le commandant russe a reçu l’instruction d’utiliser sa torpille sans autorisation si son sous-marin subit une voie d’eau lors d’une attaque. Ce qui est le cas. Il panique et décide de faire armer la torpille.
Un officier nommé Vassili Arkhipov parvient à le raisonner. Selon l’historien de la guerre froide Thomas Blanton, « ce type a sauvé le monde ».
2 – L’avion espion américain égaré
Le même jour, un avion espion U2 effectue une mission de routine près du pôle Nord. Il franchit sans s’en rendre compte la frontière soviétique au-dessus de la pointe extrême de la Sibérie. Aussitôt, six avions Mig russes sont lancés à sa rencontre. L’US Air Force envoie en renfort deux chasseurs F-102.
Avion espion U2
En raison de l’état d’alerte promulgué par Kennedy, ils sont chacun armés de deux missiles nucléaires. Normalement, ils ne peuvent les tirer que sur ordre de JFK. Mais en pratique, s’ils décident de passer outre et de tirer, rien ne les en empêche d’un point de vue technique. L’un des pilotes n’a que 26 ans. Les Mig approchent dangereusement.
Nouveau miracle : peu avant que les Mig ne rejoignent l’avion-espion, celui-ci réalise son erreur et repasse dans l’espace aérien américain. Aucun coup de feu n’est échangé, fin de l’escarmouche.
3 – Le régiment soviétique en position autour de Guantanamo
Depuis le début du siècle dernier, les USA louent à Cuba une enclave où ils maintiennent une base militaire. Il s’agit de Guantanamo. Le 27 octobre, un régiment finit de mettre en place une batterie de quatre-vingt missiles nucléaires en vue de vitrifier à jamais cette partie de l’île. La CIA ne s’en est jamais aperçue, elle l’a découvert comme le reste du monde en 2008, avec la publication du livre d’un historien, Michael Dobbs.
Les missiles ne sont pas sécurisés – aucun code, aucune clé spéciale. N’importe qui peut les lancer sous l’effet de la panique, d’autant que toutes les liaisons avec Moscou sont coupées. Heureusement, rien n’arrive ce jour-là et le lendemain, c’est la fin de la crise.
4 – La tentation de Castro
Quelques jours plus tard, Fidel Castro demande à Khrouchtchev à garder les missiles nucléaires que les Américains n’ont pas repérés. Ce dernier refuse, il n’a aucune confiance dans l’usage qui pourrait en être fait. Il a raison. Peu de temps auparavant, Che Guevara a raconté à l’ambassadeur de Yougoslavie à La Havane : « Si nous, les Cubains, avions le contrôle de ces armes nucléaires, nous les installerions sur chaque centimètre de Cuba et n’hésiterions pas, si nécessaire, à les tirer dans le cœur de l’adversaire. »
Une discussion entre Khrouchtchev et un dirigeant yougoslave au Kremlin le 30 octobre a récemment confirmé la piètre estime en laquelle il tenait Castro :
« Il nous proposait de déclencher une guerre atomique en premier. Nous étions totalement stupéfaits. Clairement, Castro n’avait aucune idée de ce qu’était une guerre thermonucléaire. Après tout, si un tel conflit s’était produit, c’est Cuba qui aurait d’abord disparu de la surface de la Terre. […] Des millions de gens seraient morts dans notre pays aussi. Est-ce qu’on peut envisager une chose pareille ? […] Seule une personne aussi aveuglée par la passion révolutionnaire que Castro peut parler ainsi. »
Le téléphone rouge
Une des conséquences de cette crise majeure, qui a failli faire disparaître une bonne partie de la planète plus d’une fois à cause des limitations technologiques de l’époque pour communiquer, a été la mise en place en août 1963 d’une ligne directe sécurisée entre le Kremlin et la Maison Blanche, le fameux téléphone rouge.
Aujourd’hui, nous pouvons fêter le cinquantième anniversaire de la survie de la planète.
Très belle journée à vous
Sources :
Crise de Cuba : le jour le plus dangereux de l’Histoire par Vincent Jauvert (Nouvel Obs)
La crise des missiles de Cuba (Wikipedia)
Crédit photos :
1 – Wikipedia, 2 – Maison Blanche, 3 – USAF, 4 – thepoliticalguide.com
Je crains, à l’heure actuelle que Trump et Kim Jung Ung ne soient habités par la folie de grandeur