Nous avons beaucoup parlé de corrida ces derniers jours. Cela m’a donné envie de vous proposer aujourd’hui un extrait du dernier roman que j’ai mis en téléchargement gratuit sur mon site anna-galore.com, « Le soleil sous la Terre », un thriller qui prend pour toile de fond la corrida. Le chapitre qui suit, intitulé « Si tu veux du sang », ne dévoile aucun élément-clé de l’intrigue si vous n’avez pas déjà lu le livre et il prend un sens différent suivant qu’on le lit au sein du roman ou en tant que nouvelle indépendante, comme ici.

                                                                                                                                If you want blood, you got it
                                                                                                                                Blood on the streets
                                                                                                                                Blood on the rocks
                                                                                                                                Blood in the gutter,
                                                                                                                                Every last drop,
                                                                                                                                You want blood, you got it

                                                                                                                                            (Bon Scott)

Lionel ouvrit les paupières, cligna des yeux, ébloui. Il avait dû avoir un malaise, il se sentait l’esprit confus, il n’avait aucun souvenir de comment il était arrivé là, dans l’arène. Il se redressa un peu, regarda autour de lui. D’où venaient tous ces gens ? Les gradins étaient remplis de monde.

Il se demanda où il avait bien pu mettre ses lunettes de soleil. La luminosité le gênait.

– Lionel ? Ça va ?

Il se tourna à moitié. Lisa était assise à sa gauche. Elle s’était enveloppée d’un grand châle de soie noire. Elle le regardait avec un mélange de moquerie et de sollicitude.

– Hein ? Euh… oui, ça va. Je… j’ai dû avoir un étourdissement. J’ai la tête qui tourne un peu.

– Tu es carrément parti dans les vaps, oui ! Je crois que tu es crevé, tout simplement. Je t’ai peut-être poussé un peu trop ces dernières heures.

Ça y est, ça lui revenait. La virée en boîte, la partie de baston avec les trois mecs qui avaient flashé un peu trop sur Lisa, le sexe pendant des heures avec elle… Et la corrida, bien sûr. Le premier combat, avec le Miura tout en puissance, le peon qui s’était fait encorner, l’estocade finale…

Le sable était à nouveau bien lisse, plus aucune trace de ce qui s’était passé. La sono fit résonner les premières notes d’un paso doble, ce qui déclencha une ola tout autour des gradins.

Lionel resta immobile quand la vague de bras levés arriva à sa hauteur puis s’éloigna pour un nouveau tour. Lisa le secoua gentiment et lui dit :

– Ouvre grand les yeux, la seconde lidia promet d’être encore plus captivante que la première.

Un nouveau matador s’avança au centre de l’arène. Il portait le traditionnel habit de lumière. La foule applaudit. Le paso doble se termina.

– Où sont passés Johan et Safiya ? demanda Lionel.

– Ne t’inquiète pas, tu vas les voir, répondit Lisa. D’ailleurs, les voilà.

– Hein ? Où ça ?

La porte du toril s’ouvrit. Violemment poussés en avant par des mains invisibles, Johan et Safiya en sortirent en trébuchant. Ils semblaient, eux aussi, éblouis par la lumière soudaine. La foule hurla de joie en les voyant apparaître.

– Que… qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce qu’ils foutent dans l’arène ? Où est le taureau ?

– Pour ce deuxième combat, pas de taureau. Ce sont eux qui vont prendre sa place. Excitant, non ?

– Quoi ? Mais… mais c’est horrible ! Il faut arrêter ça ! On n’a pas le droit !

– Ah bon ? Pourquoi ?

– Mais enfin, ce sont des humains ! Pas des taureaux !

– Et alors ? Toi qui portes un petit crucifix autour du cou, tu as pourtant appris que nous sommes tous des créatures de Dieu, non ? Je ne vois pas pourquoi si tu aimes ça quand ce sont des taureaux, tu devrais le voir différemment quand ce sont des humains. Et puis, tu sais bien ce qu’on dit dans les corridas : s’ils se battent avec bravoure, ils ont une chance de s’en sortir, pas vrai ? Eux aussi, ils peuvent tuer le matador, s’ils y parviennent. C’est un combat parfaitement équilibré.

Déjà, le tercio de pique commençait. Se positionnant autour du couple hébété et effrayé, les trois peones agitèrent leur cape pour les faire charger. En vain. Il allait falloir les stimuler un peu.

Les deux picadors approchèrent sur leurs chevaux caparaçonnés de cuir et tournèrent lentement autour d’eux, leurs hampes de hêtre de 2 m 60 de long dirigées vers eux. Johan et Safiya se mirent dos à dos pour leur faire face du mieux possible.

Ils ne quittaient pas des yeux les puyas triangulaires en acier qui flottaient devant leurs yeux et semblaient choisir par elles-mêmes les zones de chair exposée qu’elles allaient fouailler pour en faire gicler le sang.

Soudain, Johan prit un premier coup. Il essaya de le détourner mais y gagna une longue traînée rouge sur l’avant-bras. Safiya eut moins de chance, la pointe effilée du second picador s’enfonça de plusieurs centimètres dans son abdomen, du côté gauche. Elle hurla de douleur.

Avec un cri de rage, Johan voulut se jeter sur son agresseur mais il frôla à peine le cheval de ses mains avant de perdre l’équilibre. Le cavalier le toisa avec un sourire mauvais et, d’un grand mouvement vertical du bras, planta sa pique dans son épaule. La pointe en acier glissa sous la peau le long de l’omoplate, brûlante comme un trait de lave en fusion.

Safiya, dans un mouvement instinctif de protection, se tourna contre son compagnon et se colla à lui pour le protéger. Elle fut transpercée par un nouveau coup dans le creux des reins qui la fit presque s’évanouir.

Ils s’effondrèrent au sol, leurs blessures saignant abondamment. Les deux hommes à cheval s’éloignèrent tranquillement.

Lionel était tétanisé.

Lisa, par contre, semblait se régaler du spectacle.

– Hé, regarde, ils se relèvent déjà ! Belle bravoure ! Bravo !

Elle applaudit avec un rire de gamine, reprise par toute la foule qui criait des « olé ». Se soutenant mutuellement, Johan et Safiya firent quelques pas maladroits, dégoulinants de sang, essayant de deviner d’où viendrait la suite de leur calvaire.

L’apparition des trois peones tenant leurs banderilles multicolores leur apporta la réponse.

– Il faut arrêter ces malades ! hurla Lionel. Ce sont de véritables harpons, ces machins, tu le sais aussi bien que moi !

– Oui, bien sûr, où est le problème ? C’est purement décoratif, tu le sais bien. Et puis, les taureaux trouvent cela reposant après les piques, alors pourquoi pas eux ?

– Reposant ? Tu délires !

– Arrête-moi si je dis une bêtise, mais c’est bien ce que disent les aficionados, oui ou non ?

– Les aficio… Oui, mais… Enfin, merde, ce n’est pas pareil ! Là, ce sont des êtres humains ! C’est dégueulasse, de les torturer comme ça!

– Attends, attends, attends. Quelle torture ? Tu me dis que quand c’est un animal qui se prend des banderilles, c’est humain mais que quand ça arrive à un être humain, là ça devient inhumain ? J’ai du mal à te suivre.

Une clameur puissante poussée par la foule étouffa la réponse de Lionel. La première paire de banderilles venait d’être plantée dans le dos de Safiya qui se tordait de douleur. Johan tenta de les extraire, mais chaque tentative de tirer sur les manches en bois ne faisait que lui faire encore plus mal.

Alors qu’il était penché sur elle, un peon s’approcha et lui planta la deuxième paire juste en dessous des côtes. Johan se cambra en criant, comme traversé par une décharge électrique, portant les mains instinctivement vers les deux plaies qui le foudroyaient.

Ils titubèrent, se retrouvèrent à genoux, face à face, se tenant par les avant-bras, regards désespérés, traits déformés par la souffrance. Les mouvements convulsifs de leurs corps agitaient les banderilles de façon grotesque.

– Oh, déjà au sol ? dit Lisa d’une voix faussement apitoyée. C’est décevant. Qu’en penses-tu, mon très cher ? Tu ne crois pas que cela leur redonnerait du mordant si on leur clouait une troisième paire ?

– Je t’en supplie, fais arrêter cette horreur !

– Oui, tu as raison.

– Qu… quoi ?

– Tu as raison, je dis. C’est n’importe quoi.

– Tu… tu vas dire à tes hommes d’arrêter ?

– Mais de quoi parles-tu ? Je veux juste dire que je trouve tes amis très mauvais. Des petites natures, vraiment. Finissons-en.

Elle se leva et cria à l’attention des toreros :

– Tercio d’estocade ! Faena !

Le matador s’inclina vers elle en la saluant de sa montera, la coiffe traditionnelle. Les peones quittèrent l’arène pendant qu’il s’approchait du couple prostré, sa muleta tenue devant lui à deux mains.

De toute évidence, ils n’avaient aucune intention de répondre à son invite. Encore quelques pas et il ne fut plus qu’à trois mètres d’eux. Il les exhorta de la voix et de mouvements de sa cape rouge. Rien n’y fit.

Il se tourna, perplexe, vers Lisa.

Elle lui cria :

– Al volapié !

Lionel semblait ailleurs, en état de choc. L’estocade al volapié est celle que le matador utilise quand le taureau est immobile, se jetant sur l’animal pour planter son épée à la base du crâne, au tout début de la colonne vertébrale.

Johan et Safiya étaient agenouillés et recroquevillés, chacun reposant sa tête sur l’épaule de l’autre. Le point de pénétration de la lame était donc parfaitement accessible, pour l’un comme pour l’autre.

Le matador fit quelques pas sautillants et enfonça l’épée jusqu’à la garde entre les omoplates de Johan, qui tressaillit et s’effondra sans vie. Safiya eut à peine le temps de le réaliser qu’à son tour elle était transpercée par la dague, déjà ressortie de la plaie fatale de son compagnon adoré pour être à nouveau utilisée sur elle.

Elle roula sur le dos, le souffle coupé, les poumons transpercés. Elle regarda une dernière fois la voûte éblouissante qui l’inondait de lumière. Ses yeux devinrent vitreux. Les clameurs de joie du public couvrirent le hurlement de Lionel. Elle ne les entendit pas. Elle était déjà partie très loin, dans les profondeurs du sol qui l’engloutissait au fond du néant.

Le soleil sous la terre s’éteignit.

– Yooo… eeeh…

Dans l’obscurité, Lionel voulut s’endormir à jamais.

– Aaaah… waaah…

C’était quoi, ces voix ?

– Yooo… neeeh… Aaaah… waaah ?

Pourquoi ne le laissait-on pas dormir ?

– Lioooneeeel ? Çaaaaa vaaaaa ?

– Hein ? Ce… je…

– Lionel ? Ça va ?

Il ouvrit les yeux en sursaut. Lisa était penchée sur lui, enveloppée d’un grand châle de soie noire. Elle le regardait avec un mélange de moquerie et de sollicitude.

– Hein ? Euh… oui, oui, ça va.

– Tu es tombé dans les pommes à la fin de la première corrida.

– Qu… quoi ? Ah oui… La corrida… Le taureau… Son sang partout… Sa tête…

– Ben oui, une corrida, quoi. Bon, ça y est ? Tu reprends tes esprits ? On peut continuer notre soirée ? Je commence à avoir un petit peu faim, moi. Si on allait manger quelque chose ?

– Johan ! Safiya !

Il se redressa d’un coup, le souvenir de leur supplice et de leur agonie revenant d’un coup à sa mémoire. L’arène était vide.

– Où sont-ils ?

– Qui ça ? Ah, tes amis ? Ils nous attendent, on va les rejoindre. Eh bien ? Pourquoi fais-tu une tête pareille ? On dirait que tu as vu des fantômes.

– Un cauchemar… Un putain de cauchemar… C’était atroce. J’ai cru… j’ai cru que c’était eux qui…

– Qui quoi ?

– Non, rien.

Il regarda la traînée de sang qui subsistait sur le sable, là où l’attelage de mules était passé après la fin du combat. Ce n’étaient pas les corps sans vie de ses amis torturés qu’elles avaient traînés hors de l’arène.

Juste celui du taureau.

Une corrida, quoi.

Ce texte est une fiction. Du moins je le croyais quand je l’ai écrit. Quelques mois plus tard, je découvrais que la réalité avait été pire et je le racontais ici : Des corridas humaines sous Franco.

Les trois premières photos ont été prises à la manif de dimanche. La quatrième vient du site Planète animale.