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LA CRYPTE AU PALIMPSESTE – Chapitre 4

Je plie sous le poids, plie sous le poids
De cette moitié de femme qu’il veut que je sois
Je veux bien faire la belle mais pas dormir au bois
Je veux bien être reine mais pas l’ombre du roi
Faut-il que je cède, faut-il que je saigne
Pour qu’il m’aime aussi
Pour ce que je suis

(Zazie)

Sibylle a 24 ans. Elle vit sur le causse depuis qu’elle est adolescente. Elle aussi, d’une certaine façon, s’est retrouvée là pour fuir quelque chose. Lorsqu’elle est arrivée sur le plateau désertique, elle a été subjuguée par sa beauté sauvage et simple. Elle a su très vite qu’elle n’en repartirait jamais. Il est des lieux où l’on se sent en harmonie. Le causse l’a immédiatement été pour elle.

Sibylle a de longs cheveux noirs qui viennent caresser ses hanches. Sa taille est fine et sa poitrine généreuse. Ses yeux sont verts à certains moments et bruns à d’autres. Son visage ovale respire à la fois la douceur et la détermination, la sensibilité et l’intelligence.

Sibylle est pleine de vie.

Sibylle est belle, d’une beauté unique. Malgré la solitude du causse, malgré sa méfiance des hommes, elle a eu quelques rares amants. Elle n’a accepté aucun de ceux jeunes et beaux qui l’ont désirée. Elle les trouve tous immatures, souvent vains et inconsistants. Elle est insensible à leur charme superficiel, à leur peau parfaite et lisse.

Elle aime la profondeur, la sérénité, l’intensité, la finesse, la détermination, la force que donne l’expérience, toutes ces qualités qui ne viennent qu’avec le temps qui passe. Seule cette beauté-là est vraie à ses yeux. Seuls les hommes bien plus âgés qu’elle l’attirent.

Ce trait lui vient de son enfance. Sa mère était à peine sortie de l’adolescence quand elle est tombée enceinte. Elle a perdu la vie en la mettant au monde, en pleine montagne, quelque part au dessus du Lac Léman. Sentant arriver la naissance, elle venait, épuisée, de demander refuge en frappant à la porte d’un couvent isolé abritant une fraternité de moines copistes. Ils ont été traumatisés par cet évènement terrible, déchirés entre la malédiction horrible qui a foudroyé la malheureuse mère et le miracle fragile de la vie qui triomphe en poussant des cris stridents.

Le père supérieur, désemparé, n’a vu qu’une solution pour assurer la survie immédiate du bébé : le confier au couple de bergers arriérés qui habite près du monastère. Quelques jours auparavant, ils ont connu le drame inverse : la femme a accouché d’une petite fille mort-née, étranglée par le cordon nourricier au moment de son expulsion. Depuis, ils sont désespérés. Pour le père supérieur, la symétrie des deux tragédies est un signe de Dieu, une évidence suprême.

Quand elle se retrouve avec Sibylle dans les bras, la mère lui offre avec émotion son sein douloureux, gorgé de lait, que le bébé se met à téter goulûment. Le religieux détourne les yeux, détourne son âme, dit aux parents secoués de sanglots que leur nouvel enfant s’appelle Sibylle parce qu’il y voit un miracle, une annonciation, un mystère.

Pendant toute son enfance, Sibylle apprend à lire avec les moines voisins, qui l’entourent d’affection comme si elle était leur enfant à tous. Ils lui font déchiffrer les textes qu’ils recopient inlassablement, en latin et en grec, sur des parchemins trop peu nombreux. De temps en temps, quand tous les parchemins sont emplis à ras bord de la calligraphie serrée des moines et qu’un nouveau texte sacré parvient au monastère, le père supérieur a la responsabilité douloureuse de choisir quels rouleaux effacer à la pierre ponce pour que d’autres mots recouvrent les anciens.

Sibylle ravit souvent les moines par son intelligence et sa vivacité. Il n’est pas rare qu’elle comprenne les textes mystiques plus rapidement qu’eux. Quand ils lui demandent comment elle fait, elle répond qu’elle voit les mots autour d’elle qui lui parlent. Elle trouve leur sens évident. Elle ne comprend pas que ses amis ne comprennent pas. Elle rit et ils rient de bon cœur avec elle. Ils pensent qu’elle est habitée par Dieu. Elle pense qu’elle est habitée par les mots.

Pour elle, les mots ne sont pas ce qui permet de décrire l’univers, les mots sont l’univers. Elle est née au milieu des mots, elle a grandi entourée de mots, elle se nourrit de mots qui l’emplissent et la rassasient au point que souvent elle oublie de manger.

Elle ne reste silencieuse que quand elle lit ou quand elle dort. Tout le reste du temps elle parle, elle parle, elle parle, ivre de mots, jonglant avec, dansant avec. Elle aime les voir s’envoler, emplir l’espace, se répondre. Elle adore crier face à la montagne des phrases sans fin pour les écouter se répéter, grâce à l’écho qui les fait rebondir jusqu’au ciel. Des mélodies naissent qu’elle seule peut comprendre.

Les années passent, heureuses. Sibylle a désormais un frère et deux soeurs. Pour tous, elle reste l’aînée. Un jour comme tous les autres, elle se présente à la porte du monastère. Le moine qui l’accueille ose à peine la regarder, lui bredouille que le père supérieur veut lui parler. Surprise et inquiète, elle monte vers la petite pièce austère où il a sa table et son lit.

Il la fait asseoir et reste un long moment silencieux, le regard perdu bien au-delà des murs. Puis il lui dit :

– Sibylle, tu sais que je t’aime autant que si tu étais ma propre fille mais…

Il s’interrompt, ses yeux s’embuent, il déglutit.

Sibylle sent, sait que le monde va s’écrouler, sans comprendre ce qui peut bien se passer. Des larmes lui montent aux yeux à son tour.

– …tu ne peux plus venir nous voir. Plus jamais. Il faut que tu partes.

– Quoi ? Mais pourquoi, père ? Qu’ai-je fait ? Est-ce que j’ai…

– Tu… tu vas devenir… tu es désormais… Tu ne peux plus. C’est ainsi. Tu dois partir. Maintenant.

– Père ! Non !

– Pars, Sibylle. Pars. S’il te plait, il faut que tu partes. Pardonne-moi.

Sibylle éclate en sanglots, elle ne comprend pas, elle n’a rien fait de mal. Le père est très ému mais elle sait, elle voit qu’il est inflexible. Elle a l’impression horrible d’être rejetée par l’homme à qui elle doit la vie, l’homme qu’elle aime le plus au monde, plus que ses parents, plus que Dieu, plus que tout.

Ses larmes l’aveuglent, elle se lève maladroitement pour quitter la pièce, elle sent tout tourner autour d’elle, elle ne comprend rien à ce cauchemar. Le père lui dit, la voix déchirée par l’émotion :

– Attends, prends ceci.

Il lui tend un parchemin soigneusement roulé.

– Garde toujours ce palimpseste avec toi. Lis-le jusqu’à ce que tu le comprennes. Ne le donne jamais à personne. Ne le transmets qu’à ta descendance. Pars, maintenant. Je te le demande.

Sibylle saisit le parchemin, voit tout dans un brouillard. Le père se tourne vers le mur, il ne veut pas la voir partir.

Elle n’entend plus que le sang qui bat dans ses oreilles, elle serre le parchemin contre elle, elle sort de la pièce, descend l’escalier de pierre, se retrouve dehors sans avoir revu aucun des moines qui, d’habitude, la raccompagnent jusqu’à l’entrée.

La voilà dehors. Le soleil lui semble froid et noir.
Elle rejoint la masure de ses parents.
Chaque pas lui fait mal. Son ventre est tout dur. Un peu de sang se met à couler le long de ses jambes.
Elle vient d’avoir 14 ans.
Quand ses parents lui demandent pourquoi elle est si triste, elle les regarde, veut leur dire, voudrait qu’ils lui expliquent. Elle ne peut plus prononcer un mot.
Sibylle est devenue muette.
Sibylle est devenue femme.

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