(Vous avez l’argent ? Nous avons les comédiens !)
***
Une pièce d’Alexandre DONDERS
BERNADETTE : Du cash ! ( Elle tape à nouveau sur la table et elle a à nouveau un début de malaise. Peggy fait mine de se lever, elle l’arrête d’un geste . ) Bref, de nous maintenir en vie, pour continuer à pouvoir… et bla bla bla, etcetera, etcetera…
Bien… J’ai ici un fax qui m’a été envoyé pour le casting d’un long-métrage.
(Elle passe et repasse le fax sous son nez, comme pour le humer et le savourer.) Certains d’entre vous se souviennent peut-être de ce que ce mot veut dire. Long-métrage. Pour ma part, il résonne à mes oreilles comme la promesse de joies futures, de déjeuners champêtres et de sourires d’enfants jouant en maillots de bains sur des plages, sans craindre que les méchants huissiers viennent tout voler à papa et à maman. (Bernadette pose le fax sur son bureau, au milieu.) Je vous rappelle que les deux messieurs bien habillés vont bientôt revenir récupérer les crayons de papier… (Elle regarde Peggy) et les bouteilles en plastiques. (Elle se tourne vers Jacques.) Je vous incite donc mes enfants, à travailler dans un esprit combatif, de façon à générer des fonds, qui nous permettront, outre les objectifs signalés tout à l’heure, d’ouvrir un jour un département d’acteurs de couleurs.
PEGGY : Quelles couleurs ?
BERNADETTE : Mais…, je ne sais pas moi, de couleurs… primaires !
JACQUES, avec un petit sourire supérieur : C’est pas génial, ça…
BERNADETTE : Ah ! Jacques à manifestement un commentaire à faire. C’est suffisamment rare pour le signaler ! Nous t’écoutons, qu’est-ce qui n’est pas génial, Jacques ?
JACQUES, qui perd pied : De… De… D’associer «acteur de couleur» et «primaire», quoi, c’est pas génial, quoi…
BERNADETTE, se tournant vers Peggy, qui pouffe, puis se retournant vers Jacques, qui devant l’offensive de Bernadette, n’en mène pas large : C’est pas génial comment, Jacques ? C’est pas… super génial ? C’est pas… top génial ? C’est quoi ?
JACQUES : C’est plus… pas… super génial !
BERNADETTE : La couleur existe, Jacques, je l’ai rencontrée. La couleur nous entoure, la couleur nous brûle, nous étouffe parfois, nous dévore, souvent. Et elle se vend. L’acteur blanc est un acteur de couleur… Quelles sont les couleurs primaires, Jacques ?
PEGGY, en levant le doigt, parlant entre ses dents pour attirer l’attention de Bernadette : Moi, je sais ! Moi, je sais !
BERNADETTE : Non, non, Peggy, je ne doute pas un instant que le mot primaire te soit familier, mais Jacques va se faire une joie de nous répondre, puisqu’il est si génial… Eh bien, Jacques, nous t’attendons…
JACQUES, paniqué : Je sais pas, moi, jaune ?
Peggy pouffe. Le téléphone de Bernadette sonne. Elle le décroche et le raccroche violemment.
BERNADETTE : Les couleurs primaires sont le rouge, le vert et le bleu !
PEGGY : Ben, moi, en tout cas, j’aimerais pas avoir à trouver une comédienne rouge !
Bernadette a le regard fixe, face public, elle est toujours aussi digne.
BERNADETTE :
C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière !
Chanteclerc, Edmond Rostand.
Le téléphone de Jacques sonne. Il décroche sans se presser.
JACQUES : Ouais… ?
Bernadette se met à lui faire de grands gestes pour attirer son attention. Jacques s’en aperçoit et la regarde, mais on sent en même temps qu’il essaye d’entendre ce que lui dit son interlocuteur. Bernadette essaye de lui faire comprendre que c’est plus élégant de décrocher en disant :
BERNADETTE : L’Agence, bonjour… Pendant un bon moment, elle essaye de se faire comprendre en faisant des mimiques et en parlant du bout des lèvres, sans que pratiquement aucun son n’en sorte. Elle parle de plus en plus fort, dans la limite du possible.
JACQUES, qui ne comprend rien, s’énerve, et d’un seul coup se met à hurler, d’une façon assez vulgaire : MAIS QUOIIIIIIII ? ? ? ? ? ? ? Ce qui est très gênant pour tout le monde. Bernadette abandonne. Jacques, de rage, raccroche violemment. Le téléphone de Peggy sonne.
PEGGY : Ouais… Cette frivolité dans le décrochage déplaît fortement à Bernadette, qui se charge de faire savoir à Peggy qu’on dit :
BERNADETTE : L’Agence ! (Un peu comme avec Jacques… Après un moment, Bernadette lâche l’affaire, et toujours mezzo voce, lui demande : ) C’est qui ?
PEGGY, de plus en plus perdue, répète dans le téléphone : C’est qui ? (Voyant ce désastre, mais pensant toujours que l’interlocuteur de Peggy est un professionnel, alors que c’est juste une copine, Bernadette saisit dans le porte-parapluies une pancarte sur laquelle sont inscrits les mots : «Descends pas en dessous de 3000 !» Peggy, qui désormais, est loin, très loin à l’ouest, répète stupidement dans le téléphone : ) Descends pas en dessous de 3000 ! (Peggy continuant à bafouiller lamentablement, Bernadette sort une autre pancarte sur laquelle sont cette fois inscrits les mots : « Ok pour 1000, mais c’est exceptionnel ! Peggy fait des gestes pour faire comprendre à sa patronne qu’elle n’y comprend rien, et qu’elle est fatiguée. Bernadette agacée se lève, et arrivée au bureau de Peggy, enclenche le haut-parleur : )
VOIX DANS LE TELEPHONE : « … Je comprends rien à ce que tu me racontes, Peggy, pourquoi tu veux pas que je descende en dessous de 3000 pieds, je suis pas en avion ! T’es pas toute seule, là ? Elle est là, la vieille… ? »
BERNADETTE, arrachant le combiné des mains de Peggy, mais laissant le haut-parleur : Oui, elle est là, la vieille, et si elle a un conseil à te donner, c’est de rappeler plus tard, tu vois, un peu après sa mort par exemple…
VOIX DANS LE TELEPHONE : « Ca nous met à quand ça à peu près ? »
Bernadette va se rasseoir et se prend la tête dans les mains. Jacques farfouille un moment au pied de son bureau, puis se lève et se dirige vers la sortie.
BERNADETTE, à Jacques : Tu vas ou, là ?
JACQUES : Au café.
BERNADETTE : Tu n’as pas à boire, ici ?
JACQUES : Si, mais je ne fais pas que boire dans la vie, de temps en temps, je vais aux toilettes…
BERNADETTE, surprise : Ah ! Et, ici, ça ne te plaît pas ? La décoration, peut-être, ou l’ambiance « bureau » ?
JACQUES, gêné : Tu… Tu as racheté du papier toilette ?
BERNADETTE, incisive : Ah ! Non, en fait, je n’ai pas eu le temps, hier. Je voulais y aller cette nuit, mais c’était fermé.
PEGGY : Moi, je ferme jamais mes toilettes, comme ça, je peux y aller la nuit, si j’ai envie…
JACQUES : Tu m’excuseras, mais jusqu’à ce que tu trouves une solution pour équiper dignement ta cabane au fond du jardin, j’irai prendre mes aises dans un endroit confortable, où mon corps puisse s’installer voluptueusement. Jacques sort. Un temps.
BERNADETTE, fort, à Jacques qui n’est plus là : C’est ça ! Installe-toi voluptueusement et tire la chasse ! (Se tournant vers Peggy : ) Tu notes sur la liste des courses : papier hygiénique…
PEGGY : Oh, ben tant que j’y suis, je vais aussi noter papier toilette.
BERNADETTE : C’est la même chose…
PEGGY, surprise : Ah bon ? Ahhh, Hygiénique, alors, c’est l’inventeur…
BERNADETTE, énervée : Et j’aimerais qu’on arrête de parler de « toilettes » ! (Peggy se lève, un magazine à la main ) Ou tu vas ?
PEGGY : Faire pipi ! (Elle disparaît dans les toilettes, repasse la tête, et dit : ) J’ai pas dit « toilettes » !
BERNADETTE, toute seule, abattue : Mon Dieu, ils sont tous nuls et c’est moi la patronne !
Toute la scène suivante, Peggy, des toilettes, chantonnera doucement la musique du « Capitaine Flam ».
Bernadette reste assise à son bureau quelques instants. Puis elle se lève, trouve un gobelet et se sert de l’eau minérale de Jacques. Cette eau a manifestement un goût douteux, mais bon… Elle retourne s’asseoir à son bureau, fait quelques essais de rapidité de décrochage avec son téléphone, puis regarde successivement les téléphones de Jacques et de Peggy.
Elle se relève, se dirige vers le téléphone de Jacques, le décroche et fronce les sourcils car il n’y a pas de tonalité. Elle se baisse et s’aperçoit que Jacques a débranché son téléphone avant de sortir. Elle le rebranche, puis se dirige vers le bureau de Peggy, qui, avant d’aller aux toilettes, avait pris soin de décrocher discrètement le combiné et de le poser à côté du téléphone. Elle le raccroche et retourne s’asseoir à son bureau. Apparemment, ça n’a pas l’air de sonner beaucoup plus.
Elle regarde sa montre et considère qu’elle a le temps, avant son déjeuner, d’appeler Cynthia Bernardini, son amie directrice de casting.
BERNADETTE : Allô, Cynthia ? Comment tu vas, ma chérie… ? Bien, bien, oui, merci… ? Non, c’est plutôt calme… Mortel, même… Oui, je crois que c’est pareil pour tout le monde…
Son deuxième téléphone sonne : Tu quittes pas un instant, ma petite biche…Quitte pas, hein ?
Elle décroche : L’Agence… Oui, Yvan… Oui, écoute, je te fais patienter, mon grand, j’ai quatre téléphones dans chaque main, là…
Elle se ressert un gobelet de la bouteille d’eau minérale et reprend Cynthia : Oui, je suis là, ma belle… Non, non, c’est rien, c’est un comédien… Oui, je t’écoute…
Le téléphone de Jacques sonne : Je te reprends tout de suite, ma jolie… Oui, tout de suite… (Elle décroche chez Jacques : ) L’agence… Oui, c’est pourquoi… ? Des cours de muscu ? Non, vous devez faire erreur… Qui demandez-vous ? Jacques, oui, c’est ici, mais il est absent, je peux vous aider ? Mais pourquoi vous voulez faire de la muscu ? Pour vous muscler ? Ben oui… Eh bien, rappelez un peu plus tard.
Elle raccroche et se ressert un gobelet d’eau minérale, en disant pour elle-même : Après tout, qu’est-ce que je m’en fous !
à suivre
anti
A mon avis, Peggy et Jacques ne vont pas tarder à rejoindre la file d’attente de l’ANPE…