(Vous avez l’argent ? Nous avons les comédiens !)
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Une pièce d’Alexandre DONDERS
PEGGY : Eh, l’artiste, le genre humain il te comprend pas ! Elle rit. Nouveau regard réprobateur des deux hommes.
JACQUES, à Peggy : T’as fini de tailler tes crayons, toi ? Parce que j’en ai d’autres à ta disposition, si tu veux, et puis, pour que tu les trouves plus facilement, je pourrai aussi te les planter dans la gorge !
PEGGY : Tu me parles pas comme ça devant mon mec, toi, le genre humain ! D’ailleurs, tu me parles pas du tout, tu me parleras quand t’auras des cheveux !
Jacques ricane, David est partagé, mal à l’aise.
JACQUES : Eh, Peggy, c’est pas sympa ce que tu viens de dire ! (Il éclate de rire.) Comment est-ce qu’on peut engager des boulets pareils ! Elle serait canon, encore… Bon, pour en revenir à ce qu’on disait, de toutes façons, dans mon poème, je peux pas dire : «Fais froid dehors, prends ton smoking ! » En plus, je vais faire rimer ça avec quoi, moi ? Parking ? Non, non… (A David, en se reconcentrant intensément : ) Mais bon, en tout cas, merci de m’avoir écouté, ça m’a bien aidé…
DAVID : Et jaquette ?
JACQUES : Pardon ?
DAVID : Pourquoi tu remplaces pas le mot doudoune par jaquette ?
JACQUES : Tu aimes bien le mot jaquette ?
DAVID : Oui… J’aime bien…C’est joli…
JACQUES : Ah, tu trouves ça joli ? Tu savais que c’était le féminin de Jacques ? Dis-moi, ça te fait quel âge, maintenant, mon grand ?
DAVID : Euh…
PEGGY : Tu regardes, tu touches pas, toi !
JACQUES : Oh, oh ! Calme-toi, l’hystérique ! Quand il en aura marre de bouffer de la vache folle, il finira bien par y venir à la rosette de Lyon !
(Jacques se replonge dans l’écriture de son poème. David pose une main d’encouragement sur l’épaule de Jacques, l’air compatissant, puis va faire quelques bisous à Peggy qui s’est un peu calmée. Il lui fait comprendre qu’il l’appelle très vite et il sort. Jacques écrit quelques notes sur une feuille de papier et ne voit pas les regards noirs que lui adresse Peggy. Il lève les yeux sur elle et déclame ses vers.)
«Fais froid dehors, mets ta doudoune !
Va-t’en méchante, dans ton saloon ! »
(D’abord content de lui, puis sceptique, il ajoute : )
Non, non, saloon ça va pas. C’est pas assez viril comme univers !
Jacques se remet au travail. Le téléphone de Peggy sonne. C’est David qui lui fait une drôle de surprise en l’appelant, alors qu’il vient de la quitter. Pendant une bonne partie de la conversation, Jacques va se préparer sa mixture du jour. Pour ce faire, il verse de l’alcool dans ce qui ressemble à une bouteille d’eau minérale, et il la secoue, sans doute pour mélanger quelque chose, mais bon, on en saura pas plus. Il se servira ensuite un ou deux verres, plus ou moins discrètement. Quant à Peggy, sur une bonne partie de la conversation téléphonique avec David, elle va jouer à la princesse glamour, ambiance pétasse, en traînant la voix, de façon à bien énerver Jacques qui n’a pas besoin de ça pour éprouver des pulsions meurtrières, genre fracassage total de boîte crânienne, à l’endroit de Peggy.
PEGGY : L’agence, bonjour. Ah, c’est toi ? Mais on vient de se quitter ! (Il lui dit certainement quelque chose de drôle, car elle se met à ricaner comme une débile, c’est-à-dire, pour elle, normalement.) Ouais… Ouais… Moi aussi… Ouais, moi aussi…
JACQUES, qui la coupe en hurlant : Ouais, moi aussi.
PEGGY : Arrête, Jacques ! Il est en train de me dire qu’il m’aime, c’est vachement grave !
JACQUES, rigolant : Ah, ouais, c’est grave !
PEGGY : T’as pas de travail ? T’as pas un message à laisser à l’humanité, avec ton poème débile, là ?
Jacques, extrêmement choqué par les propos pour le moins blessants de Peggy, se lève, menaçant, et se dirige vers le bureau de Peggy en marmonnant.
JACQUES : Je vais te régler ton compte ! (Peggy a saisi un crayon de papier à la mine acérée et le tient par en dessous, comme un poignard. Jacques reste un moment planté devant Peggy.) Ouais, c’est vrai, t’as raison, j’ai du boulot ! (Puis, comme pour lui : ) Il faut que je me reprenne.
Il retourne s’asseoir, non sans avoir, en passant, donné un coup de pied rageur dans le bureau de Mme Delaunay et reprend son petit papier.
PEGGY, reprenant sa conversation avec David sur le même ton traînant : …Non, c’est rien, c’est Jacques… Ouais… Tu m’aimes comment… ? D’amour ? Ouais, c’est pas mal… !
Et tu l’emmènes ou, ta princesse ? … En Orient Express ? … Ouais, c’est pas mal… C’est loin ? Ah, c’est un train… ! Ouais, c’est pas mal aussi… !
Un jour, je prendrais bien aussi celui qui a un nom de diamant, là… Ah, Ouais, le Corail, c’est ça ! Et tu me ferais l’amour comment ? Assise, ben oui… (Elle pouffe.) Arrête, je suis pas toute seule… Ouais, je sais qu’il entend pas, mais il écoute…
JACQUES, son papier à la main, lit, très fort :
Fais froid dehors, mets ta doudoune !
Tu peux partir, pour moi ça boume !
PEGGY, l’ignorant : … Mais David, moi aussi, j’ai envie ! Mais oui, je sais…
Mais non David ! On a dit pas avant le mariage ! C’est rien, deux ans, ce que tu peux être impatient ! Tu te rends compte, si je prends un crédit sur 24 mois, quand on fera l’amour, ça correspondra au moment ou j’aurai fini de payer ! Tu m’emmèneras dîner dans un grand restaurant… Ah ouais, on se fera un grec (Regard de Jacques. ) Et en rentrant, tu feras Tony, et moi je ferai Maria, comme dans West Side Story… Mais si, tu sais quand ils chantent tous les deux sur l’escalier de service de l’immeuble, juste avant de mourir… Et on se regardera des cassettes du Capitaine Flam ! Tu me prêteras ta télécommande, là… Ouais, celle qui marche à distance, elle est trop rigolote !
Jacques, déconcentré, tousse, ce qui sort Peggy de sa rêverie.
JACQUES : Je travaille…
PEGGY, à David : Non, c’est pas ça, tu devineras jamais, figure-toi qu’on dérange Picasso dans son travail…
JACQUES : Picasso, c’est un peintre…
PEGGY, à la fois surprise et hautaine, elle raccroche violemment le combiné : Ah bon, c’est un peintre ? Et en admettant que ce soit le cas, tu ne vas pas me dire qu’il n’a jamais rien écrit … ?
JACQUES : Ca, je ne sais pas. Il a peut-être écrit des lettres à sa femme, ou envoyé des courriers à la Sécu, mais bon, à la base, c’est un peintre…
PEGGY : Oui, oh, ça va comme ça ! Si tu veux mon avis, entre un stylo et un pinceau, il n’y’ a pas une grande différence ! Oh, et puis appelle toi comme tu veux ! (décrochant à nouveau le combiné 🙂 Allô ? … David… David… David… David…
JACQUES : Ben, dis donc, si après ça, il ne sait pas comment il s’appelle…
PEGGY, à Jacques : Toi, l’épave, tu vas t’échouer ailleurs que dans ma vie privée ! (Elle repose le combiné. La sonnerie retentit, elle décroche.) L’agence, bonjour. Ah, c’est toi ? … Ben oui, quand j’ai raccroché, ça a coupé… Comment ça, c’est ma faute ? Mais non, je l’ai pas fait essprès… C’est pas moi, c’est le téléphone… T’es bête ou t’es… bête ? Bon d’accord, si tu veux ! Oui, on va décaler notre petit dîner en amoureux… Comment tu dis ? A la semaine des quatre jeudis ? Oui, au moins, oui, où même plus tard… Ouais, t’as peut-être raison, c’est mieux comme ça ! Moi, je vais aller me faire rembourser mes courses ! (Ca a coupé.) Ah, la vache, il m’a raccroché ! (Elle raccroche et regarde le combiné.)
JACQUES, lisant son papier :
Fais froid dehors, mets ta doudoune,
Prends tes affaires, pars au Cameroun…!
PEGGY, se levant et arpentant la pièce, en se tordant les mains : Zut, Zut, Zut ! Mais c’est pas possible d’être aussi tarée ! Mais pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui m’a pris ? Quelle tarée ! Quelle tarée ! (A Jacques.) Mais dis-moi que je suis complètement tarée !
JACQUES, froid, concentré, sans relever les yeux : T’es complètement tarée.
PEGGY, se tordant les mains de désespoir : Et qu’est-ce que je vais faire de toutes ces courses, maintenant ? (Elle va s’insulter dans le miroir de la porte d’entrée. Au même moment, la porte s’ouvre sur la directrice de l’agence, Mme Delaunay : ) Pauvre tarée, pauvre tarée, pauvre tarée ! Peggy se fige. Dans le même temps, comme par un fait exprès, Jacques trouve la dernière phrase de son poème.
JACQUES : T’es qu’une tarée, un gros loukoum !
Mme Delaunay, que nous allons appeler Bernadette, reste un moment sur le pas de la porte, immobile. Puis, dans un silence de mort, elle se dirige vers son bureau, et s’y installe très digne.
BERNADETTE, parle d’une voix calme, posée, pleine d’autorité : J’ai voulu vous appeler pour vous prévenir de mon retard, mais c’était occupé. J’en déduis que nous croulons sous les contrats, et propositions diverses … (Regards successifs et appuyés sur Jacques et Peggy.) Bien. Avant d’en venir à ce qui nous amène… (Elle est coupée par Jacques.)
JACQUES, très, très hésitant : Je… Je… (Il tousse. Bernadette lève les yeux en signe d’interrogation.) Je voulais te demander… Pour les vacances…
BERNADETTE, après un temps, glaciale. On comprend que la question n’est pas formulée au meilleur moment : … Les… vacances ?
JACQUES, se lance : En fait, j’anime des stages à vocation culturelle en Turquie cet été, et ce qui m’arrangerait, ce serait de partir à cheval sur juillet-août. Enfin, à cheval, je me comprends…
PEGGY, on sent qu’ils étaient convenus de dates différentes : Jacques…
JACQUES : J’avais posé une candidature à tout hasard, et mon dossier a été accepté, alors je me suis dit, si je pouvais plutôt partir… (Il est coupé par Peggy, furieuse.)
PEGGY : Ah, non, moi je ne peux pas décaler le mariage de mon cousin Germain ! C’est pas possible, ça ! T’es vraiment emmerdant de chez emmerdant, Jacques ! On était d’accords que le vendredi 14, je pourrais partir plus tôt, parce que j’ai pas mal de stations jusqu’à la gare, et que si je veux avoir un peu de temps pour acheter des magazines et des Bounty…
Jacques la coupe. Pendant cette scène, Bernadette regarde fixement devant elle, sans bouger.
JACQUES : Mais tu comprends pas que c’est la chance de ma vie, une occasion pareille ! On me propose d’animer des stages de massage thaïlandais au cœur du milieu carcéral turc ! Même toi, tu peux comprendre ça ! Qu’est-ce qu’il s’en fout, l’autre, là, ton cousin machin que tu sois là, ou que tu sois pas là ! C’est pas toi qu’il épouse !
Et puis s’il est con au point de vouloir absolument que tu sois là, truc, il a qu’à le décaler, son mariage, il se mariera un autre jour, c’est pas les occasions de se foutre en l’air qui manquent ! Tu me fais marrer, toi, le plus tard il se marie, le plus tard il divorce !
à suivre
anti
Remarque bien qu’il dit « Pars au Cameroun » et pas « Rentre au Cameroun »… Elle n’est donc pas camerounaise… Ceci dit, partir au Cameroun avec une doudoune, c’est un peur comme livrer des chasse-neige en Afrique, du temps de l’URSS !