Lettre ouverte de Hubert MONTAGNER
au sujet de la comparution de Monsieur Jean-Pierre GARRIGUES
le 24 mars 2014 devant le Tribunal de Grande Instance de DAX
Les actions, écrits et paroles de Monsieur Jean-Pierre Garrigues pour demander l’abolition des spectacles de corrida et donc, en particulier, la protection des enfants et des adolescents, s’inscrivent dans un combat altruiste, civique, juste et noble qui fait honneur aux valeurs morales, aux valeurs (vraiment) culturelles et, sans aucun doute, aux valeurs humanistes du peuple de France. La Justice n’a pas le droit moral de condamner pour ses seuls propos un homme guidé par le respect de la vie, le message d’indignation prôné par Stéphane Hessel, justement plébiscité par l’opinion publique de la France, et la révolte légitime contre les souffrances infligées à des animaux dont l’exécution est programmée.
Comment peut-on en effet accepter un spectacle dont la finalité est une mise à mort scénarisée de taureaux par des spécialistes de la torture tauromachique dont les outils sont des piques qui traversent le corps de l’animal et des banderilles fichées dans son échine et ses flancs, avant une ou plusieurs estocades sanglantes par un homme ou une femme d’apparat ? C’est, objectivement, un spectacle sanguinaire dans une ambiance d’arène romaine sous les vivats d’une foule en liesse qui, le pouce abaissé, réclame la mort pour satisfaire un plaisir morbide, celui de tuer pour tuer. Nous sommes ainsi renvoyés aux arènes de l’Antiquité où les spectateurs baissaient eux aussi le pouce pour demander la mort du gladiateur vaincu à César, Néron, Caligula… dont le pouvoir se nourrissait de la distribution de pain et de l’organisation de jeux dans le but de flatter le peuple afin de s’attirer la bienveillance de l’opinion publique (« panem et circenses », du pain et des jeux).
Cependant, le spectacle de la corrida est, si on peut dire, encore plus dégradant car le taureau n’a aucune chance d’échapper à la mort. Contrairement à ce que clament les partisans de la corrida, et contrairement aux combats entre gladiateurs, ce spectacle n’a en effet rien d’un combat.
D’ailleurs, il n’y aucune preuve scientifique que les taureaux soient des animaux de combat. Ils sont exécutés sans avoir la moindre possibilité de fuite et leurs cornes n’ont pas de fonction d’attaque, même si elles sont acérées. Les charges cornes en avant ont des fonctions essentiellement défensives, dissuasives et de conquête des femelles, au cours des luttes de dominance entre taureaux selon les rituels de l’espèce (la ritualisation), comme cela est largement démontré par les recherches scientifiques en éthologie. Néanmoins, le taureau est considéré par les acteurs de la tauromachie et les aficionados comme un animal de combat, et donc glorifié comme un combattant qui force l’admiration, alors que, pourtant, tout promeneur peut traverser un pré où paissent des taureaux paisibles sans être attaqué, sauf circonstances exceptionnelles. Où est la considération pour le supposé combattant lorsque, mis à mort par le matador, sa dépouille sanglante est évacuée comme une charogne, quasiment une ordure qui souille le sable de l’arène. il y a une cerise sur le gâteau : l’une de ses oreilles, ou les deux, et sa queue sont coupées pour être offertes au tueur « en habit de lumière » si celui-ci a tué dans les règles. Pourtant, l’article 521.1 du Code pénal définit la corrida comme relevant de « sévices graves et actes de cruauté sur des animaux », et elle devrait donc être interdite.
Les propos de Monsieur Jean-Pierre Garrigues ne sont pas antinomiques avec la loi. Au contraire. En effet, pour reprendre les termes du Code pénal, la corrida est incontestablement un spectacle fondé sur des actes de cruauté. Les picadors, les matadors et les autres acteurs sont objectivement cruels (selon le Larousse, cruel : « qui manifeste de la cruauté, de la dureté, une absence de pitié », ou encore « qui cause une souffrance morale ou physique »). Les mots prononcés par Monsieur Jean-Pierre Garrigues reflètent ou traduisent effectivement chez les acteurs de la corrida et les aficionados des états psychologiques, des traits de caractère, des conduites, des personnalités, des mentalités… cruels. Par exemple, pervers (selon le Larousse, « méchant, cruel ») ; barbare (selon le Larousse, « d’une grande cruauté, inhumaine ») ; sadique (selon le Larousse, « qui manifeste une méchanceté, une cruauté systématique et gratuite »).
S’agissant d’autres termes : tortionnaire (selon le Larousse, « personne qui torture quelqu’un pour lui arracher des aveux ou par sadisme » ; s’agissant de sadisme, c‘est le cas des acteurs de la corrida).
Concernant les « parents dégénérés », et toujours selon le Larousse, dégénérer signifie « perdre des qualités propres à son espèce, passer à un état inférieur, perdre de son mérite, de sa valeur ». Il y a effectivement, et malheureusement, des parents qui perdent le sens des valeurs morales, affectives et éducatives, et le mérite d’élever leur(s) enfant(s), dès lors qu’ils sont aveuglés par leur passion pour la mise à mort de taureaux dans une arène. Les « jeux du cirque » leur font perdre toute lucidité et décence.
Juridiquement, il est également incompréhensible et inacceptable que, dans un pays de droit, les personnes qui déposent une plainte auprès d’un tribunal au sujet de propos qui ont déplu, ne connaissent pas le sens et la signification des mots qu’ils entendent (ni d’ailleurs celui des mots qu’ils utilisent : voir les assimilations par les chantres de la corrida entre les personnes, associations et mouvements qui luttent pour l’abolition de la corrida et les nazis qui exterminaient les juifs !). La langue française a une sémantique et une sémiologie qui doivent être respectées, surtout lorsqu’on se permet de proférer et d’écrire des accusations obscènes (selon le Larousse, est obscène ce « qui choque par son caractère scandaleux, immoral »). C’est l’un des ciments et l’une des fondations de la nation.
Dans un autre ordre d’idées, il est incroyable qu’en 2014 on ignore, sous-estime, dénature ou rejette une réalité universelle : l’organisation et la fonctionnalité du système nerveux sont les mêmes chez tous les mammifères, en particulier celles des organes sensoriels, des structures nerveuses centrales, des voies et réseaux neuronaux qui sont impliqués dans la douleur et la souffrance. Autrement dit, alors qu’il ne parle pas et ne peut donc verbaliser sa souffrance, le taureau a vraiment mal et souffre réellement lorsqu’il est percé par les piques et les banderilles, puis transpercé par l’épée qui l’exécute. Comme tous les mammifères qui subissent des blessures, y compris l’Homme. En contact permanent avec toute la gamme des souffrances humaines, et souvent confrontés à la maltraitance des animaux domestiques, de compagnie ou familiers par des humains, les magistrats ne peuvent sous-estimer, négliger ou ignorer cette évidence : le taureau est un être sensible et de souffrance… comme tous les êtres humains.
Dans la corrida, il n’y a pas que le taureau qui souffre. Évidemment sensibles à la maltraitance qu’ils subissent et à la souffrance causée par des agressions physiques et/ou psychologiques, les enfants sont également sensibles, et sans aucun doute, aux spectacles de maltraitance et de souffrance dont ils sont les témoins, surtout quand ils sont installés au quotidien dans l‘insécurité affective, c’est à dire le sentiment d’être abandonnés, oubliés, délaissés, négligés, en danger. Surtout, quand ils cumulent les facteurs d’insécurité affective dans le milieu familial (parent(s) malade(s), pauvreté, chômage ou perspective du chômage, conflits aigus et récurrents entre les parents, fratrie agressive… ), à l’école (enfants qui se sentent non aimés ou rejetés par l’école ou le Maître), dans le groupe de pairs et dans la Cité. N’ayant pas confiance en soi et dans autrui, ne pouvant développer l’estime de soi, ne pouvant dépasser leurs peurs, leur anxiété, leurs angoisses et/ou leurs inhibitions, et ne pouvant libérer et maîtriser leurs émotions, ces enfants sont particulièrement sensibles à la maltraitance et à la souffrance dont ils sont les témoins, même quand ils n’affichent pas leur mal-être tout de suite. Cela s’accompagne de troubles du rythme veille-sommeil (difficultés d’endormissement, cauchemars et terreurs chez les plus jeunes), de conduites de repli sur soi, d’évitements des autres, de comportements de fuite, d’une turbulence jugée excessive dite hyperactivité, de conduites d’agression et/ou de destruction… souvent incompréhensibles pour un observateur non averti. Il en résulte notamment des conséquences négatives sur leur affectivité, leurs attachements, leurs conduites sociales, leurs processus de socialisation et leurs capacités ou envies d’apprentissage. Ces enfants, en fait la quasi-totalité des enfants, se montrent très affectés et troublés par le spectacle réel (non virtuel) des souffrances causées aux animaux, qu’ils soient sauvages (animal pris dans les mâchoires d’un piège, blessé par les balles d’un chasseur, égorgé…), ou qu’ils soient domestiques, de compagnie ou familiers (chiens ou chats battus, heurtés par un véhicule, agressés par un autre ou un humain…). Certains sont sidérés, d’autres pleurent et sont inconsolables. D’autres encore développent des réactions de détresse bouleversantes. Certains apparaissent traumatisés tout de suite et pendant des jours, parfois des semaines, d’autres ne révèlent leur traumatisme que plus tard, parfois après plusieurs mois. La sidération, le chagrin, la détresse, le bouleversement… de ces enfants sont lisibles dans leurs questions, leurs dessins ou peintures, et leurs écrits. Les effets d’un spectacle de souffrances réelles, sous les yeux et entendues, ne sont pas comparables aux effets d’un spectacle virtuel et donc imaginé, même si celui-ci met en scène des violences meurtrières. Les enfants sont parfaitement capables de faire une différence entre le réel et les « cinémas » du virtuel.
On ne voit donc pas pourquoi et comment des enfants ne seraient pas affectés par le spectacle de taureaux qui sont torturés et mis à mort dans l’arène. S’il n’y a pas de recherches scientifiques sur ce thème, c’est parce qu’elles sont impossibles à réaliser sans biais au plan méthodologique en raison des multiples facteurs, situations et environnements qui changent et fluctuent tout au long du développement et de l’âge d’un enfant (elles posent aussi des problèmes d’éthique). Les différentes influences subies peuvent affecter différemment le comportement à un moment ou à un autre du développement et de l’âge. En outre, comment pourrait-on constituer des échantillons fiables d’enfants selon qu’ils ont assisté à une, deux, dix… corridas, selon qu’ils ont réellement accepté de se rendre à ce spectacle, selon qu’ils ont été contraints par un ou des parents, un ou des amis ou voisins, en particulier s’ils sont des aficionados. En s’abritant derrière l’absence de preuve scientifique directe sur les effets négatifs du spectacle de la corrida, les organisateurs et promoteurs de corridas, ainsi que les meneurs des aficionados, sont des démagogues. Ils savent bien qu’une étude scientifique, en tout cas sérieuse et fiable, sur les effets de la corrida chez les enfants, est impossible à réaliser sans biais. C’est à dire, une étude avec une méthode et des protocoles reproductibles qui aboutissent à des résultats vérifiés et vérifiables. Il ne suffit pas de demander à des enfants s’ils ont apprécié ou non un tel spectacle, s’ils veulent y retourner, si leurs parents approuvent ou non… On sait bien que la plupart répondent surtout ou uniquement en fonction des attentes qu’ils perçoivent chez les questionneurs (les enfants sont des êtres sensibles et intelligents qui ne veulent pas se mettre en danger en formulant un avis différent de celui de leur interlocuteur).
Il existe sans aucun doute une forte probabilité que de nombreux enfants, sinon la totalité, soient affectés, troublés et perturbés par un spectacle de corrida. Il est donc de la responsabilité des élus et des autres acteurs de la vie publique de s’inscrire dans un principe de précaution en interdisant le spectacle de la corrida, en tout cas aux enfants et aux jeunes de moins de seize ans. Il faut en même temps fermer les écoles de tauromachie où on apprend aux enfants à manier des armes blanches avec pour objectif de tuer des veaux et/ou des vachettes pour le plaisir de tuer. Il arrive même qu’ils les tuent vraiment, comme des vidéos le montrent.
Comment des magistrats avertis, compétents, sensibles et garants du respect des lois qui protègent les plus fragiles et vulnérables, pourraient-ils ne pas condamner ces réalités indignes qui ont la cruauté comme fondement ? Comment pourraient-ils condamner des propos qui dénoncent les agissements cruels des organisateurs, promoteurs et aficionados de la corrida alors que les personnes indignées utilisent des mots sémantiquement et humainement justes ?
Monsieur Jean-Pierre Garrigues a fait preuve de sens moral et de civisme quand il a utilisé les termes de barbares, pervers, sadiques, tortionnaires, parents dégénérés… pour fustiger la passion barbare, perverse, sadique, tortionnaire, de « parents dégénérés »… des acteurs de la corrida et des aficionados. Objectivement, il protège les enfants de spectacles qui rongent le psychisme des plus vulnérables, sans compter peut-être les désordres psychosomatiques comparables à ceux de stress vécus dans d’autres situations ou plus graves. La Loi et la Justice doivent mieux protéger les enfants.
Une tradition fondée sur des salves de blessures et la mise à mort sanglante d’un animal, fait-elle partie de la culture au pays des Lumières et des Droits de l’homme, du nord au sud et de l’est à l’ouest ? Assurément, non. Une culture fondée sur une tradition déshumanisée et sanglante est-elle encore et vraiment une culture ? Assurément, non.
Hubert Montagner
Docteur ès Sciences
Professeur des Universités en retraite
Ancien Directeur de recherche à l’INSERM
Ancien Directeur de l’unité « Enfance inadaptée » de l’INSERM