C’était hier à Paris. Après mon dernier rendez-vous de boulot, je prends un taxi pour rentrer à Malakoff. La conductrice est jeune (la trentaine), plutôt jolie, avec deux grandes couettes qui retombent en boucles sur ses épaules. Sur les appuie-têtes à l’arrière, deux beaux papillons bleus stylisés auto-collants.
J’ai cette faculté depuis toujours de provoquer, sans que je sache pourquoi, les confidences parfois très intimes de gens que je ne connais pas. Il suffit d’un rien, d’un mot anodin et les vannes s’ouvrent en grand. A un moment, sur le trajet, je donne un petit coup de fil à mes grands enfants qui gardent Enzo à Nîmes. A peine ai-je raccroché qu’elle se met à me parler de sa vie.
Des enfants, elle, elle n’y pense pas. Avec son boulot de chauffeur de taxi, ce serait trop galère. Elle fait taxi depuis deux ans, auparavant elle avait un travail de bureau. Mais elle ne supportait plus ni collègues, ni horaires, ni chefs. Là, elle est débarrassée de tout ça. Par contre, elle a aussi les contraintes d’être totalement à son compte: quand elle ne bosse pas, elle ne gagne rien donc pas ou peu de vacances parce que pas assez d’argent. Je lui demande si elle est tout de même contente d’avoir changé de vie. Elle me répond qu’il faut bien sinon elle le vivrait comme un échec et qu’elle s’en voudrait si c’était le cas. Je n’insiste pas, tellement la faille est évidente à mes yeux et inacceptable aux siens.
Elle bosse surtout la nuit. Elle déteste le regard des clients sur elle parce qu’elle est jeune et jolie. Les mecs qui la dévisagent quand ils montent dans son taxi, ceux qui la draguent carrément, les fêtards surexcités, les travelos qui sont hyper lourds. Les flics qui l’arrêtent en pleine nuit dans le bois de Boulogne pour soi-disant contrôler ses papiers mais en fait juste pour la mater dans la lumière des gyrophares et se marrer un peu. Et puis ceux qui dans la rue la regardent avec insistance quand elle est bloquée dans un embouteillage. Je remarque à ce moment-là seulement qu’elle ne porte aucun maquillage.
Quand elle rentre chez elle, elle a la haine de tous les hommes y compris de son mari, qu’elle engueule pour tout et pour rien. Elle me dit qu’il faut bien qu’il y en ait un qui prenne pour les autres. Elle parle, parle, parle. Elle est emplie de colère, de frustration, sans doute avant tout contre elle-même parce qu’elle rêvait d’une vie plus cool en devenant taxi et qu’en fait tout est plus noir puisqu’elle le voit en noir.
Je regarde par la fenêtre et je vois un mec en scooter qui se penche carrément pour la dévisager. Elle le voit aussi, le fusille du regard, il s’en fout, la double, se retourne pour la regarder encore.
Lorsqu’elle me dépose à ma destination, je lui dis que je lui souhaite de ne pas trop être emmerdée cette nuit-là. Elle me répond que ça l’étonnerait. Et elle repart, tendue par avance, avec sa haine de tout qui détruit lentement sa vie.
Beau sujet pour un roman.
Ok ! C’est pas bien de penser à ça. Mais bon, c’est tellement triste, amer. Si noir de désespérance.
Qui va au-delà de ce qui est dit.
Il y a un refus de soi, quelque part, là-dedans.
Oui, un refus de soi, c’est ce que je ressens. Si elle ne supporte pas le regard des autres, pourquoi a-t-elle justement choisi ce métier-là, qui l’expose en permanence?
En effet, elle pourrait en changer. Elle sait faire autre chose, revenir à la semi « protection » d’un bureau. Il y a rejet de pas mal de choses. Les collègues, les horaires, les chefs… un refus de contraintes… chauffeur de taxi ne supprime rien de tout cela, ça ne fait que déplacer le problème, et avec davantage de servitude d’une certaine manière, plus d’exposition à la curiosité des uns et des autres. Et dans un espace réduit, j’allais dire « intime ». Mais un habitacle de véhicule, c’est très « intime ». On y est vulnérable, et face à des inconnus. Et pourquoi ne bosser que « surtout » la nuit ? De jour, la faune n’est plus la même.
Je ne sais pas… j’ai vraiment un sentiment de déni de soi… et une rage profonde contre le genre humain, traduit ainsi. Mais comme la partie visible d’un iceberg. J’ai le sentiment que cette rage serait encore là, même dans une autre profession.
Mais bon… ce ne sont quand même que des suppositions… quoique…
Oui, et j’ai l’impression qu’elle est surtout en rage contre elle-même. Elle agit comme si elle voulait se punir (de quoi?). Si vraiment elle ne supportait pas le regard des autres et la promiscuité, elle aurait pu choisir un travail qui ne l’y expose pas (en étant taxi, elle en a la certitude!). Elle pourrait avoir une activité qui ne la met pas au contact des gens – ou plus exactement des hommes (elle ne m’a parlé que d’eux et pas des femmes).
Son mari, qui devrait être sa bulle de tendresse et de régénération, est devenu son punching ball. Il finira, tôt ou tard, par la quitter s’il en prend plein la tête tous les jours, et surtout pour des « fautes » qu’il n’a pas commises.
Déni de soi, rage contre les autres, oui je le ressens ainsi. Et plus elle s’enfonce, pire ce sera.
Il est vrai qu’elle n’a pas fait le meilleur choix de travail, d’une liberté d’aller et venir, rencontrer des gens divers et variés qui pouvait lui apporter quelque chose, elle le vit comme une punition…
dommage , mais est elle devenue comme cela, ou bien programmée comme ça ??
Quelque chose qui m’est venu aussi… Toi, Anna… dans ce taxi, et telle que je te connais. Ce coup de téléphone, chez toi… et toute l’harmonie heureuse qui devait s’en dégager… Tu as amené dans ce lieu fermé, toute une bulle de bonheur. Je t’entends, là, parler à tes gosses, j’entends tes rires et ta façon d’être… Et tout cela balayé, refoulé, en quelques mots… Quelque chose de confus, que je n’arrive pas à mieux exprimer. Comme si ton bonheur (parce que tu pètes le bonheur, mon Anna) n’avait rien à faire là… Je ne sais pas si je suis très claire. Il est des gens mal dans leur vie, à cause de pas mal d’emmerdes, mais qui sont réconfortés, rassurés, par les ondes chaleureuses dégagées par des rencontres de hasard. Un sourire, une éclaircie, que la vie offre ainsi… Et ça fait du bien, ça aide à reprendre confiance, ça montre que le bonheur est possible. Et on sourit, on se laisse aller à partager ça, le temps que ça dure. Comme une échappée hors de sa propre grisaille.
Et là, non… Des confidences, oui… mais tellement… tellement… ffffffffffff… Comme si il fallait refouler tout ce bonheur hors de ce taxi… comme si il n’avait rien à faire là.
Boud a dit « punition »… c’est ainsi que je le ressens aussi ! Il y a des êtres comme ça.
Et puis, le regard des hommes, leurs sourires, ils ne sont pas forcément désagréables… Ils ne demandent pas forcément qu’on s’y arrête, on peut les recevoir comme autant de cadeaux ! Ils ne sont pas tous graveleux, pas forcément libidineux ! Bien sûr, il y en a mais… on passe… Je crois que le comment on les perçoit dépend aussi du regard que l’on a soi-même sur soi.
Triste de vivre tout cela ainsi.
Reginelle, tu as tout à fait raison en disant que le comment l’on perçoit , dépend du regard que l’on a de soi, aussi cette femme a t’elle son regard ou celui que pose son mari sur ce nouveau travail,aussi cette liberté qu’elle pensait n’est elle pas le choix d’une frustation d’avant… je ne sais , mais mon dieu que sa vie doit être pénible à vivre par elle même car elle seule peut la changer…
Quand tu as écrit « programmée », Boud… y a peut-être de ça aussi. Insatisfaite, mal dans sa vie dans un bureau. Peut-être pas les bonnes raisons. Quand on ne « supporte » pas (ou plus) les autres, ça ne vient pas forcément d’eux. Je veux dire que, quelqu’un peut porter en lui un mal-être, une incapacité à… qui lui sont innés… et au lieu de « travailler » sur soi, de voir comment changer ça, on en rejette les causes sur les autres. C’est plus « facile » d’une certaine manière d’être victime des autres que de soi-même.
oui, boud’, tout pareil, elle seule peut la changer, elle est responsable de sa vision de la vie.
Maintenant, ne jugeons pas, peut-être que ce jour-là elle n’avait pas le moral etc. Un trop-plein, un besoin de se confier, ça arrive à tout le monde de ne pas être au « top ». Là, elle avait besoin d’en parler, Anna est passée par là, et elle s’est confiée.
Qui peut-dire qu’il est toujours, mais toujours heureux dans sa vie ? A un moment ou un autre, y aura des soucis, après certes, je suis d’accord, la façon dont on aborde nos probs dépend de notre façon d’être. Mais quand-même, vous perdez un proche, vous êtes malade etc. Forcément, votre vision de la vie peut changer.
Ce qui me gêne, c’est que j’ai l’impression qu’on condamne cette femme. Au début j’ai senti de la compassion dans le texte d’Anna et ensuite plus en discute plus on juge. Même si les propos qu’on dit peuvent être vrai, au final, savoir pourquoi elle malheureuse change-t-il quelque-chose ? Disserter là dessus aussi…
AMOUR tout court, suffirait. Non ?
Ce n’est pas un jugement, une condamnation… loin de là ! Et il y a beaucoup de compassion aussi, parce qu’il y a beaucoup de douleur.
Chercher à comprendre, ou montrer comment on perçoit quelque chose, ça ne veut pas dire « condamner ».
Oui, il n’est absolument pas question de la condamner de quoi que ce soit ni de la juger, bien sûr. Nous ne savons rien de sa vie, juste cette « confession » (libération?) pendant une vingtaine de minutes. Je pense, Ré, que tu as raison: c’est mon attitude qui l’a mise en situation d’ouvrir complètement son coeur.
J’espère vraiment pour elle que c’était juste un mauvais jour mais tout ce qu’elle m’a dit me fait malheureusement penser que non. C’est simplement très triste qu’elle vive aussi mal sa vie et le mot-clé est très certainement amour, à commencer (peut-être) par avoir de l’amour pour elle-même.
Cette femme connaîtra, espérons le, peut-être d’autres périodes. Avait-elle toutes les cartes en main pour faire de sa vie quelque chose d’heureusement vécu et de positif ? Les a-t-on toujours ces cartes ?
Oui, je suis d’accord avec Moni, a-t-on tjs ces cartes ??? Comment dire, quand je parle de « condamnation » ce n’est pas du tout une critique, mais simplement, que c’est bien de ne pas oublier, que nous, nous avons de la chance d’avoir pu construire ou de chercher à construire notre bonheur.
Car oui, ces cartes « chance », tout le monde ne les a pas en main. Après, bien entendu, que l’idéal serait de parvenir à changer son regard sur les choses, mais ce n’est pas chose aisée d’autant plus si on a un passé douloureux.
Tout le monde n’y arrive pas. Et je comprends ta tristesse Anna. Ton sourire face à ses larmes, ça l’a incité à se confier. Un bonheur qu’elle aimerait vivre mais qu’elle ne trouve pas.
C’est ça qui me rend mal, comprendre pourquoi elle est ainsi, oui, et dans ce que vous avez dit il y a beaucoup de vrai, mais ce qui fait mal c’est que ça ne change rien pour elle.
C’est comme quand je vois et là je vais faire un hors-sujet, ces animaux qu’on torture, ou ces enfants qu’on brise etc. On a mal, on prie, on aime, mais change-t-on vraiment la donne pour eux.
je te suis sur tout slay (sauf sur le dernier paragraphe qui pour moi est plutôt in problème différent et sur lequel je ne me prononce pas, pas envie pour l’instant).
Pareil que Moni.
J’ajoute une touche d’espoir: elle est au tout début de sa vie d’adulte, il lui reste donc de multiples chances de tirer d’autres cartes et d’avancer vers une vie plus sereine.
Il suffit parfois d’une seule rencontre pour que tout change…
C’est drole en principe c’est le client qui arrive à parler de sa vie privée au chauffeur, et là c’est le contraire qui est arrivé.
Je crois que de t’entendre parler au tel cela à du raviver chez elle son mal être si on peut appeller ça comme ça.
Dans ce que tu décris Anna elle ne veut pas que ce 2eme travail soit un echec pour elle, mais il n’y qu’elle qui sache le pourquoi du comment, elle doit être bien malheureuse.
Tout ce que l’on peut lui souhaiter c’est que de nouvelles opportunités s’ouvrent à elle et qui lui rendront la vie un peu plus agréable et plus belle à vivre.
Je lui souhaite que tout change. Et qu’elle soit Heureuse !
En tout cas, on sent que cette rencontre t’a remuée Anna. C’est déjà beau de ne pas rester insensible.