Devant chez Satoriz, il y a un SDF qui fait la manche, avec qui je parle depuis plusieurs années, à chaque fois que je vais y faire mes courses. Il est toujours là, quel que soit le temps, quelle que soit la température. Si j’en juge par la couleur de sa barbe et de sa moustache, il doit avoir une cinquantaine d’années, mais il en paraît bien plus. Il est plutôt petit, peut-être 1,50 m. Sa silhouette est oblongue, massive, impossible à décrire sous les couches de vêtements usés qu’il porte. Il doit habiter dans le quartier, je l’ai déjà vu marcher dans une rue à quelques centaines de mètres. Un squat ? Une chose est sûre, il ne dispose d’aucun confort, ses mains sont toujours sales, son visage aussi. Je sais qu’il a un peu de famille, mais qui vit aussi dans la misère.
Hier après-midi, alors que j’allais à Satoriz, je l’ai vu dans une position bizarre, le corps incurvé latéralement, les mains sur le pantalon, à gigoter bizarrement et maladroitement. Lorsque je suis arrivé à sa hauteur, je lui ai lancé notre habituel « Salut, chef, ça va ? » et j’ai vu tout de suite que ça n’allait pas du tout. La peau de son visage ressemblait à du carton fripé, ses yeux étaient injectés de sang, il avait une plaie sur l’arête du nez au niveau des yeux. Alors qu’il continuait à se tortiller en tirant sur la fermeture de son pantalon, je lui ai dit « Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as l’air d’aller mal » (on se tutoie depuis des années et on s’appelle mutuellement « chef »).
Il m’a dit d’une voix pâteuse et hésitante qu’il n’allait pas bien, vraiment pas bien et que là, il n’arrivait pas à fermer son pantalon. Je lui ai proposé de l’aider, il m’a dit d’accord. Je lui ai demandé de relever son pull qu’il voulait à tout prix garder à l’intérieur, il l’a relevé et j’ai été saisi par la blancheur de sa peau qui contrastait tant avec le tannage de celle de son visage. Pendant qu’il tirait sur le pull, le pantalon a commencé à glisser dangereusement vers le bas, sans aucun indice de début de sous-vêtement. Je l’ai vite rattrapé et j’ai réussi à mettre le crochet en place. Je lui ai dit que c’était bon et qu’il pouvait mettre son pull par dessus, ce serait moins serré que dedans.
Il m’a dit qu’il avait eu des vertiges, que ça n’allait vraiment pas, qu’il était tombé la veille (d’où la plaie sur le nez). Je lui ai proposé d’appeler le SAMU, il n’a pas voulu. Je lui ai dit de s’assoir un peu par terre ou sur les marches de l’escalier juste à côté, il n’a pas voulu. Il y avait sur le sol à côté de lui une cocotte en fonte avec des pâtes cuites à la sauce tomate, je lui ai dit qu’il fallait qu’il mange un peu, il n’a pas voulu.
Je suis entré dans le magasin, j’ai vu tout de suite un des vendeurs, un type très sympa, je lui ai parlé du SDF. Il m’a dit qu’en effet, il avait fait un malaise et était tombé la veille, qu’ils avaient appelé les pompiers et qu’ils avaient sorti une chaise pour qu’il puisse s’assoir. Quand les pompiers sont arrivés, ça allait mieux et ils n’ont rien fait de plus. J’ai dit au vendeur que ce serait bien de lui prêter à nouveau une chaise, ce qu’il a fait aussitôt. Je l’ai accompagné pour aider le SDF à s’assoir et je lui ai dit que je repasserai voir comment ça allait une fois mes courses faites.
Une vingtaine de minutes plus tard, je ressortais et j’étais à nouveau avec lui. Il était toujours assis et il mangeait une pâtisserie. Je lui ai dit que c’était bien, que cela lui redonnerait un peu de force. Et là, je me suis senti tout bête. Je me suis rendu compte que, depuis des années qu’on bavardait à chaque fois qu’on se voyait, je ne lui avais jamais demandé son nom.
Il m’a dit : « Je m’appelle Erminio. »
Je suis resté sans voix devant la beauté, la délicatesse de ce nom. Il a ajouté : « C’est italien. » Je lui ai répondu : « Je m’appelle Roger ». Il m’a souri et m’a dit : « Merci beaucoup de t’être occupé de moi ». Je lui ai dit : « C’est normal, il faut s’entraider ». Il m’a redit : « Merci, merci ». Et on s’est dit à la prochaine. C’est rassurant de savoir que les gens de Satoriz sont prêts à appeler des secours s’il a un nouveau malaise. J’espère qu’il va reprendre le dessus, malgré l’immense usure de son corps épuisé.
Elle est très touchante ton histoire. C’est vrai ça, ne serait-ce que mettre un nom sur un visage change tout.
Anecdote touchante… En effet, les SDF préfèrent parfois davantage un petit entretien humain plutôt qu’une pièce. C’est aussi ce que je m’évertue de faire.
Vive Erminio !
Merci pour ton passage et tes mots, cher Thierry.