La France compte environ 17.000 vétérinaires. De façon curieuse, rien dans leur code de déontologie ne vient préciser que leur « premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé » des animaux, pour reprendre les termes du serment d’Hippocrate en médecine humaine. La seule mention de leur devoir envers les animaux apparaît dans une sous-section de leur code de déontologie, de façon plutôt vague : « Le vétérinaire respecte les animaux. » (8e alinéa de l’article 242-33 qui en compte dix-neuf portant sur des aspects pouvant aussi bien s’appliquer à des notaires). Le serment de Bourgelat prêté par les vétérinaires ne parle que de droiture et d’honneur sans jamais mentionner le terme « animal ».
Bien entendu, cela n’empêche pas bien des vétérinaires de terrain d’être au service de la santé des animaux (mis à part ceux qui servent de caution douteuse à leur exploitation industrielle). Le fait de respecter les animaux pouvant s’interpréter de multiples manières, rien n’empêche non plus certains vétérinaires d’exalter la pratique de « sévices graves et actes de cruauté sur des animaux », un délit réprimé par le Code pénal partout en France, sauf s’il est commis sur des bovins lors des 120 à 130 corridas avec mise à mort qui se tiennent tous les ans dans onze départements du sud du pays (la même immunité protège également les organisateurs de sanglants combats de coqs dans le nord).
De tels praticiens sont fort heureusement peu nombreux : l’Association Française des Vétérinaires Taurins (AFVT) regroupe environ 70 membres, à comparer aux plus de 1800 qui font partie du Collectif des Vétérinaires pour l’Abolition des Corridas.
Comment ces vétérinaires procorrida concilient-ils leur mission première -celle de soigner des animaux ou, au minimum, de les soulager lorsqu’ils souffrent- et leur passion pour un spectacle de torture rituelle sur des veaux, taurillons ou taureaux transpercés par diverses armes blanches pendant vingt minutes avant d’être achevés ?
Rappelons au préalable qu’une corrida se pratique en trois phases appelées les tercios ou tiers :
- Le premier tercio est celui où un cavalier, le picador (ou piquero), enfonce à plusieurs reprises une lance de 2m60 de long munie d’une pointe en acier, ceci afin de « châtier » le taureau d’on ne sait quelle faute, en réalité de léser les muscles de son cou pour qu’il ne puisse plus garder la tête haute, lui donnant ainsi un air plus menaçant.
- Dans le second tercio, des hommes plantent des harpons (les banderilles) dans le dos du taureau afin de l’affaiblir un peu plus par hémorragie et d’accentuer son stress face à la douleur.
- Le troisième tercio est celui où le matador (tueur en espagnol) finit d’épuiser l’animal en le faisant charger de façon répétée, puis plante à la base du crâne son épée jusqu’à la garde pour le faire s’effondrer, les poumons transpercés. Le taureau est ensuite achevé à coups de poignard dans le cervelet.
Les membres de l’AFVT trouvent à cette agonie épouvantable des occasions de s’extasier médicalement dans une série de textes détaillés mis en ligne sur le site terredetoros.com.
L’un d’entre eux analyse en détails les « causes d’épuisement physique du toro lors du premier tiers ». Il explique qu’il ne faut pas trop forcer sur la pique si l’animal est en mauvais état physique, non pas par bonté d’âme mais pour éviter que le spectacle ne s’arrête trop vite.
En revanche, si le taureau est en forme, le picador peut y aller carrément : « Quand le toro pousse, que le cheval s’arqueboute et que le piquero use de son quintal pour manier la pique, la profondeur de la trajectoire malgré la cruceta peut atteindre 30 cm, voire plus (il m’est arrivé […] d’entrer ma main puis la moitié de l’avant-bras dans des plaies) ». La cruceta est un butoir proche de la pointe de la pique, supposé empêcher que cette dernière ne s’enfonce trop profondément, en vain comme on le voit.
Et il continue son cours d’anatomie par ces mots : « Si cette pique est portée dans une zone telle que l’épaule, le thorax, les parties postérieures au garrot, le risque est réel que la blessure du châtiment soit irréversiblement invalidante donc éthiquement scandaleuse, sans compter que là il n’y a plus de suite au combat. Ce risque n’existe pas pour des piques plus antérieures, soit dans le morillo [zone responsable des mouvements d’extension de la tête] (mais un tel toro si par extraordinaire [il est] gracié, les lésions quelle que soit leur position et l’infection de la plaie à une profondeur considérable donc sans drainage possible rendent l’animal irrécupérable) ». En clair, l’animal n’a plus aucune chance de survie, même s’il est prétendument gracié.
Quant à l’hémorragie qui en résulte, l’auteur cite ce dicton : « Il n’y a pas de bonne pique s’il n’y a pas de sang jusqu’aux sabots ».
Un autre vétérinaire aficionado s’interroge sur l’utilité du second tercio, celui des banderilles. En effet, après avoir eu les muscles du cou sévèrement lésés, « il s’agit d’un intermède pendant lequel le toro se repose, s’aère, récupère ». Vous avez bien lu: pour un vétérinaire fan de corrida, rien de mieux pour se reposer que de s’enfoncer des harpons dans le dos.
Un expert appelé en renfort « prend bien la précaution d’ajouter que sa théorie n’a de sens qu’avec des banderilleros habiles, adroits, intelligents, rapides, précis, ce qui, avouons-le, n’est pas la majorité de la profession… » Cela se veut drôle, pour décrire un grade de plus dans l’horreur.
Qu’en est-il de l’aspect purement médical ? « Ses membres, en particulier les antérieurs, ont été soumis à des chocs avec le sol lorsqu’il sortait des premières passes, puis à des torsions lorsque, capté par l’étoffe, il se retournait vivement pour y revenir de nouveau […]. Au niveau musculaire, il a fortement entamé sa réserve de glycogène […] les muscles de ses membres sont engourdis. Au niveau circulatoire, l’effort produit […] provoque une hyper congestion, une hyperhémie et une cyanose, au niveau notamment du morillo, mais aussi de tout l’avant du taureau. »
Le praticien en conclut que dans la plupart des cas, « la pose des banderilles est inutile et peut même être parfois néfaste. » Enfin un peu d’humanité ? Pas du tout, puisqu’il ajoute : « Mais reconnaissons qu’elle nous manquerait pourtant ».
D’autres vétérinaires de l’AFVT analysent dans leurs publications la façon idéale d’engraisser un taureau pour qu’il pèse autour de 500 kg arrivé à l’âge de 4 ans, celui où il sera envoyé aux arènes ; ou discutent doctement des bons et mauvais côtés de la consanguinité dans les élevages destinés aux arènes ; ou encore, de l’emplacement anatomique parfait où doit être enfoncée la pique lors du premier tercio, juste assez pour lui faire baisser la tête, mais pas trop pour qu’il survive jusqu’au bout.
Voilà donc ce que signifie pour un vétérinaire aficionado le fait qu’il « respecte les animaux » : tout faire pour que les suppliciés des arènes succombent selon les règles.
Roger Lahana
Vice-président du CRAC Europe
Article publié par le Huffington Post
Merci à nouveau, cher Roger, pour ton travail qui permet de dévoiler sans répits les dessous sordides et dégradants du mundillo.
On croit avoir fait le tour de ces pratiques amorales ? Que nenni…
On continue de découvrir des détails sur cette horreur qui avilit le Monde du Vivant dans son intégralité.
Quelle chance d’avoir accès à une plateforme d’expression aussi sérieuse que Le Huffington Post. Avec la pertinence de tes articles, tu l’as bien mérité!
Merci pour tes mots, Sophie.