Tous les musiciens se sont posés un jour ou l’autre la question : quels sont les ingrédients qui permettent de composer un succès mondial ? Lorsqu’on se penche sur l’histoire encore courte du rock, on peut apporter un début de réponse à cette quête du Graal. Ce qui ne veut pas dire qu’après avoir lu les lignes qui suivent, vous aussi vous parviendrez à atteindre la gloire planétaire. Car si certains des éléments sont à la portée de (presque) tous avec beaucoup de travail, il en reste au moins un qui ne relève d’aucune recette : le talent.
Revenons, pour l’illustrer, sur l’un des plus grands tubes jamais écrits. Et avant de vous le présenter, commençons par un peu de culture. Connaissez-vous l’aria extraite de la Suite pour orchestre en ré majeur de Jean-Sébastien Bach ? Mais oui, bien sûr que vous la connaissez.
Dans les années 60, un Anglais nommé Gary Brooker, alors jeune pianiste, la connaissait aussi. En fait, il jouissait d’une très solide formation musicale. C’est en s’appuyant sur l’aria de Bach qu’il a écrit la musique d’une chanson qui, près d’un demi-siècle plus tard, garde un pouvoir d’envoutement intact sur tous ceux qui l’écoutent. Tant qu’à s’inspirer d’une œuvre d’un autre compositeur, autant choisir un génie, ça ne peut pas nuire. Il ne s’agit cependant pas d’une reprise note pour note, comme le fera plus tard Vangelis avec le Canon de Pachelbel, et c’est ici qu’intervient le talent.
Gary Brooker avait pour ami un poète nommé Keith Reid et ensemble, ils avaient essayé en vain de fourguer leurs compositions à des groupes connus comme les Beach Boys (qui, eux aussi, mériteront un jour ou l’autre un hommage dans notre rubrique Culture Rock).
Lassés de n’intéresser personne, ils créent en 1967 leur propre groupe avec trois autres musiciens et le nomment Procol Harum, du nom faussement latin du chat d’un de leurs amis. Leur première chanson, celle inspirée de Bach, est « A whiter shade of pale » (une nuance plus blanche de pâleur). Les paroles sont mystérieuses et envoutantes, très au-dessus des standards plutôt niais de l’époque, à moins qu’elles n’aient été influencées par la prise massive de substances illégales (l’un n’empêche pas l’autre).
Le son très particulier de cette chanson est principalement dû, à une époque où les synthés n’existaient pas, à l’utilisation simultanée d’un orgue Hammond (tenu par Matthew Fisher) et d’un piano (joué par Gary Brooker). Les suites d’accord accrochent immédiatement l’auditeur. La voix de Gary Brooker est profonde et chaude. Les mots racontent une scène onirique et surréaliste. Bref, tout est là pour captiver et rendre le morceau tout simplement inoubliable dès la première écoute.
Le clip d’époque a été conservé (on appelait cela un scopitone). Son réalisateur est tombé à juste titre dans l’oubli ! Mais bon, disons que sa mise en scène fait partie de l’histoire malgré son amateurisme ringard, sans aucun rapport de près ou de loin avec les paroles.
On se rend compte de la beauté éternelle et de la force intacte de ce morceau en écoutant cette autre version, enregistrée en août 2006 lors d’un concert en plein air au château de Ledrebord au Danemark avec le Danish National Concert Orchestra.
Gary Brooker n’a rien perdu de sa voix et la version jouée ce jour-là est un grand moment de musicalité et de sensibilité.
« A whiter shade of pale » a été la meilleure et la pire choses qui soient arrivées à Procol Harum. Pendant des décennies, le public ne voulait entendre que ça à chaque apparition du groupe sur scène, qui ne connut que très peu d’autres succès et changea beaucoup trop souvent de musiciens (plus d’une vingtaine se succédèrent) pour connaître une vraie carrière sur la durée comme les Stones, les Beatles ou AC-DC.
Venons-en maintenant aux paroles. Keith Reid avait initialement écrit quatre couplets mais seulement les deux premiers ont été inclus dans la version officielle pour éviter d’avoir une chanson trop longue qui aurait été refusée par toutes les radios. Le texte a cependant été chanté dans son intégralité lors de certains concerts (la traduction est de moi).
We skipped the light fandango – Nous avons sauté le dernier fandango
turned cartwheels ‘cross the floor – et fait la roue sur le sol.
I was feeling kinda seasick – J’avais un peu le mal de mer
but the crowd called out for more – mais la foule en a demandé plus.
The room was humming harder – La salle a vibré plus fort
as the ceiling flew away – lorsque le plafond s’est envolé.
When we called out for another drink – Quand nous avons demandé un autre verre
the waiter brought a tray – le serveur a apporté un plateau.
And so it was that later – Et c’est quand il était vraiment tard,
as the miller told his tale – pendant que le meunier racontait son histoire,
that her face, at first just ghostly, – que son visage, au début juste fantomatique,
turned a whiter shade of pale – a pris une nuance plus blanche de pâleur
She said, ‘There is no reason – Elle a dit : « Il n’y a aucune raison
and the truth is plain to see.’ – et la vérité est évidente ».
But I wandered through my playing cards – Mais j’errais au milieu de mes cartes
and would not let her be – et ne l’aurais pas laissée devenir
one of sixteen vestal virgins – une des seize vestales vierges
who were leaving for the coast – qui partaient pour la côte
and although my eyes were open – et bien que mes yeux soient ouverts
they might have just as well’ve been closed – ils auraient pu être fermés.
She said, ‘I’m home on shore leave,’ – Elle a dit : « Je rentre chez moi dès qu’on accoste »
though in truth we were at sea – bien qu’en fait, on partait à vau l’eau
so I took her by the looking glass – alors je l’ai fixée dans le miroir
and forced her to agree – et l’ai forcée à être d’accord
saying, ‘You must be the mermaid – en lui disant « Tu dois être la sirène
who took Neptune for a ride.’ – qui a fait l’amour avec Neptune. »
But she smiled at me so sadly – Mais elle m’a souri si tristement
that my anger straightway died – que ma colère s’est évanouie.
If music be the food of love – Si la musique est la nourriture de l’amour
then laughter is its queen – alors le rire est sa reine
and likewise if behind is in front – et, de même, si derrière est devant,
then dirt in truth is clean – alors ce qui est sale est en fait propre.
My mouth by then like cardboard – Ma bouche comme un jeu de cartes
seemed to slip straight through my head – a paru glisser à travers ma tête.
So we crash-dived straightway quickly – Nous avons alors vite plongé
and attacked the ocean bed – et atteint le lit de l’océan
Merci Anna pour ce magnifique exposé. Musique, interprétations, paroles… un monde ! Nous faire entrer dans toute la magie est un régal.
Ça m’a permis par la même occasion d’aller voir le sens de « à vau l’eau » que je connaissais sans en connaître l’origine.
Ces paroles sont extraordinaires !
Pour « à vau l’eau », j’ai tenté de rester au plus près de l’anglais « at sea » qui veut dire mot-à-mot « à la mer » (un jeu de mot avec le fait que le personnage féminin des paroles est assimilé à une sirène) mais qui, dans ce contexte, signifie « en pleine confusion ». Bref, ils nagent, au sens figuré du terme !
Oui, des paroles extraordinaires qui rappellent, par leur imagination débridée, celles de certaines chansons de Jimi Hendrix ou même des Beatles à la même époque.
Génialissime note! Nous étions, à l’époque tellement à fond dans le plan drague sur cet air que l’inspiration Mozart m’a échapée et alors les paroles, psychédéliques! Le scopitone est à mourir de rire et la dernière version est magistrale! Waou……….souvenirs, souvenirs!
Je pense au Lemon Incest de Gainsbourg inspiré de Chopin (pas assez calée pour me rappeler quelle œuvre).
« l’inspiration Mozart »
Ach so, pas Mozart, Bach !
« Lemon Incest de Gainsbourg inspiré de Chopin »
Allo, Wikipedia ? Il s’agit de l’étude no 3 en mi majeur op. 10 de Frédéric Chopin.
Eh ben voilà……..c’est dire mon inculture en matière de musique classique. Et pourtant, il est quand même impardonnable de confondre les deux!!! Deux baffes…
Et en plus, voilà que ça le reprend l’autre de me dire que j’envoie trop vite.
Aaaaaaaaaaaaaaaah mais bien sûr que je connais (je ne voyais pas de quel morceau me parlait Anna hier soir) ! Un morceau qui me transporte, me retourne l’estomac et me coupe les jambes comme le jour où je suis tombée amoureuse pour la première fois, le jour où je t’ai rencontrée…
Merci ! Merci ! Merci ! Cette note est un pur bonheur !
« Connaissez-vous l’aria extraite de la Suite pour orchestre en ré mineur de Jean-Sébastien Bach ? »
En fait non, mais celle en ré MAJEUR oui 😉
Râââââaaaaaaah ! Cette erreur mineure est majeure ! Je n’ai plus qu’à changer mon ré de côté ! mdrrrr !!!