Arles est une ville paradoxale. Elle pourrait être une métropole lumineuse de la culture avec ses superbes vestiges historiques, son vieux centre pittoresque, ses Rencontres de la photographie qui lui valent une renommée internationale ou son rayonnement littéraire grâce à la réussite des éditions Actes Sud qui y siègent.
Dans son livre Paradis Perdu paru en 1667, John Milton imagina la ville de Pandémonium, capitale des Enfers où règnent la corruption et le chaos. Des brutes imbéciles et ivres glorifient la torture, la souffrance, la haine et la fureur. Tel est, très exactement, le visage hideux montré par Arles quelques jours par an. Elle est, en effet, l’une des pires villes sur la carte rouge sang des corridas en France, avec un peu plus de 50000 spectateurs cumulés dans ses arènes chaque année, au second rang derrière Nîmes et juste devant Béziers et Bayonne.
Samedi 9 mars, l’une de ses plus jolies places était défigurée par une arène temporaire où se pressaient quelques centaines de personnes – finalement bien peu de monde dans un si haut-lieu de la tauromachie, pour un spectacle gratuit de surcroît… mais il est vrai qu’il n’y avait pas de sang à voir.
L’école taurine locale organisait une capea, c’est-à-dire un simulacre de corrida où tout caractère sanguinolent est soigneusement évité afin de paraitre présentable aux yeux du grand public. Cette hypocrisie n’en gommait pas l’aspect ignoble pour autant.
Des veaux désorientés et apeurés étaient poussés à tour de rôle hors d’un camion vers la piste de sable à l’aide de décharges électriques. Face à eux, des adolescents dans un accoutrement ridicule agitaient maladroitement leur cape rose et jaune, en rêvant du jour de gloire où ils auraient enfin le droit de les transpercer à mort sous les vivats de pervers avides de martyres sanguinolents.
Un panneau sur un mur indiquait que nous nous trouvions sur l’ancienne place des hommes. Il était clair qu’elle avait perdu l’honneur de garder ce nom.
Nous étions une poignée à l’appel du CRAC Europe et de sa déléguée locale, Nathalie Valentin, tendant nos banderoles et nos photos de taureaux agonisants, et distribuant nos tracts pour dénoncer les écoles taurines, montrer la réalité des corridas et appeler à manifester à Alès les 11 et 12 mai 2013.
La plupart des aficionados qui nous repéraient nous regardaient d’un air méprisant. Aucun risque qu’ils nous tombent dessus, des policiers veillaient à notre sécurité. Certains se sont approchés de nous.
L’un d’entre eux, faussement bon enfant, a entamé la discussion avec moi. Rien d’original, toujours les mêmes arguments creux :
– Vous croyez que les abattoirs, c’est mieux ?
– Les animaux qui vont dans les abattoirs ne sont pas torturés pendant 20 minutes et leur exécution n’est pas donnée en spectacle.
– Oui, bon, en tout cas, ça ne vous empêche pas de bouffer de la viande !
– Je mange végétarien.
Ça l’a décontenancé. A court d’arguments, il a choisi l’esquive.
– Ah elle est bonne, celle-là ! Bon, je vous laisse, je vais prendre un verre au bar d’à côté, mais je ne crois pas que vous voudrez m’accompagner.
Il me le montre du doigt, goguenard. L’enseigne indique « Bar des aficionados ». Aucune chance que j’y aille, en effet.
Nous décidons de changer de coin pour aller à la rencontre de tous ceux qui ont préféré ne pas venir à la capea. Nous allons sur la grande place devant la mairie puis dans les rues piétonnes. Quelques habitants anti-corrida viennent parler avec nous, soulagés de nous voir, heureux de dire leur dégoût de cette mafia qui gangrène leur ville, dénonçant la chape de silence qui semble être de mise. L’un d’entre eux nous cite des boutiques qui préfèrent baisser leur rideau de fer pendant les férias plutôt que d’avoir à montrer des affiches tauromachiques.
La bouche pleine de miettes d’un gâteau sec qu’il est en train manger, un type à qui je tends un tract ne prend même pas la peine d’avaler et me crachote : « Moi j’aime la corrida » avant de s’éloigner. Je préfère être comme moi que comme lui. Quelques autres phrases typiques qu’on nous a jetées à la figure : « Je ne vous parle pas, vous êtes trop faibles » (charmante idéologie), « N’importe quoi, il y a quand même bien plus important ! » (c’est vrai, ça, tant qu’il y aura des guerres et de la misère, aucune raison de leur interdire des distractions aussi insignifiantes que de torturer des animaux entre amis), « La corrida, c’est une tradition » (l’excision aussi).
Sans oublier le déni pur et simple en voyant les photos des taureaux suppliciés que nous brandissons : « Ce n’est pas ça, la corrida ! » Et elles viennent d’où, ces photos, alors ?
Avec nous se trouvait la fillette de l’une des militantes. Elle voulait, elle aussi, distribuer les tracts dénonçant l’ignominie des sévices infligés à ces bovins martyrisés et l’abjection de prétendues écoles où des adolescents sont formés aux actes de torture organisés. Les passants, surpris, souriaient à la gamine, prenaient les brochures, puis réalisaient ce qu’ils avaient dans la main et leur sourire se figeait net.
Les procorrida se sentaient visiblement déstabilisés par la gamine qui les regardait droit dans les yeux. Par sa seule présence et son attitude, elle leur montrait la réalité et l’avenir qu’elle espérait. Eux, ils étaient les vestiges ringardisés d’un passé obscurantiste en voie de disparition.
Arles redeviendra la place des hommes quand ceux qui lui font honte arrêteront de la défigurer.
Magnifique compte rendu de cette action à Arles et je tombe des nues en lisant ta phrase :
« Dans son livre Paradis Perdu paru en 1667, John Milton imagina la ville de Pandémonium, capitale des Enfers »
encore une fois, cela montre à quel point nous sommes reliées… Figure-toi qu’hier après-midi, alors que nous vidions la maison d’un fan d’opéra, je ne cessais de dire à tout le monde : « si vous tombez sur l’opéra « Milton » de Spontini ou mieux, sur son livret : je prends !!! ». En effet, j’ai eu la chance de voir cet opéra une fois sur scène et j’ai adoré ! Il y a un air fantastique que chante Milton, sur le point de devenir aveugle, c’est l’hymne au soleil :
MILTON
O toi, dont l’univers atteste
Les miracles et les bienfaits,
Soleil, a ta clarté céleste
Mes yeux sont fermés pour jamais.
Rends à la Terre sa parure,
Remplis les cieux de ta splendeur
Et chaque jour à la nature
Donne le vie et le bonheur.
Moi seul, quand le ciel se colore
À ton aspect quand l’ombre fuit,
Après une si longue nuit
Je redemande en vain l’aurore.
Fantastique ! Renversant ! Surtout que cette idée de parler de Pandémonium dans ma note m’est venue de façon évidente juste après avoir écrit le premier paragraphe et que je me suis dit : « Tiens, je vais quand même vérifier le sens exact de Pandémonium avant d’aller plus loin… » Et là, je découvre – je l’ignorais – dans le TLFI (http://atilf.atilf.fr/tlf.htm) que ce mot, que je croyais venir de la Bible, vient en fait de ce livre de Milton !
Il a été inventé sur la base des racines « pan » (tout) et « demonium » (démons) – le lieu où vivent tous les démons.
Oui, Arles est une ville mythique et elle est aussi l’inspiration comme toute la Camargue du couturier Christian Lacroix, suis fan…! Elle est aussi la ville natale de Lucien Clergue, grand photographe qui aimé tout comme Picasso et Cocteau, la tauromachie. Je l’ai vu à Lacoste en 2004 lors d’une exposition de ses photos. J’admire leurs talent, leurs génie, à tous!
Et… j’aime l’arène d’Arles, mais sans taureaux. Une année le cadavre d’un grand taureau gisait au sol, laissé là, j’ai supposé qu’une corrida avait eu lieu la veille. Cela m’avait profondément choquée, tout lors d’une course camarguaise, les gardians ont casser la hanche d’un animal pour le faire descendre du camion… des barbares.