Vous avez tous connu un jour le piège irrésistible du dictionnaire. On cherche un mot, on en lit la définition, qui donne envie de regarder un autre mot, qui vous conduit à un autre et ainsi de suite tout au long d’un voyage que n’auraient pas renié les surréalistes et leur goût pour le jeu du cadavre exquis. Avec la généralisation d’Internet, le phénomène est devenu encore plus fréquent, facilité par les liens qui nous font jouer à saute-bouton (de souris) pour musarder d’un site à un autre à l’infini.
Hier, en allant nous dégourdir les muscles sur un parcours de santé dans la garrigue avant le déjeuner, Anti a employé l’expression « il y a belle lurette » au détour d’une phrase. Nous nous sommes alors demandé : mais au fait, d’où elle sort, cette belle Lurette ? Cette question toute simple m’a fait voyager à travers des mondes où l’Antiquité se télescope avec l’informatique et la poésie avec les mathématiques.
Le TLFI (Trésor de la Langue Française Informatisé, mon dictionnaire de chevet depuis qu’un jour notre amie Réginelle m’en a donné le lien) explique que le mot « lurette » est une déformation de « heurette », petite heure, qui s’écrivait en vieux français « hurette ». Un peu comme on dirait aujourd’hui :
– Tu en as encore pour longtemps ?
– Oh, disons une petite heure, guère plus.
Ce qui, en général, veut dire bien plus… mais pour faire patienter, on se sent obligé de préciser une « petite » heure.
Il faut croire que cette subtilité sémantique existait déjà au Moyen-âge puisque l’expression « belle hurette » (déformée plus tard en « belle lurette ») avait pour sens « assez longtemps » et pas du tout « allez disons une cinquantaine de minutes dernier carat ».
Le mot « hurette » est utilisé par Philippe de Thaon en 1119, moine et poète anglo-saxon connu pour son Livre des Créatures, un bestiaire qui mériterait un article à part entière, mais qui avait également écrit un Comput, c’est-à-dire un ensemble de calculs permettant de déterminer des dates particulières, comme les fêtes religieuses par exemple.
Le mot « comput » a donné en anglais « computer », qui sonne si typiquement anglo-saxon et résolument moderne, surtout avec sa déclinaison la plus célèbre – PC (pour Personal Computer, marque déposée par IBM puis passée dans le langage courant). Pourtant, il est bel et bien d’origine latine. Il vient de « computus » (compte, calcul), dérivé du verbe « computare » (compter). Nous aurions donc pu très bien avoir « computeur » en français.
De fait, aux débuts de l’informatique, l’ordinateur se nommait généralement un calculateur, l’exact équivalent du mot computer en anglais. C’est probablement le fait que « comput » ressemble en français à une injure qui l’a disqualifié. Conjuguez-moi le verbe computer au présent de l’indicatif ou à l’imparfait du subjonctif pour vous en convaincre. Cela étant, d’autres mots formant des calembours tout aussi vulgaires sont restés, tels que confesse ou concupiscent.
Pour revenir au livre de Philippe de Thaon, il était écrit en vers, comme souvent à l’époque où les sciences les plus mathématiques s’exprimaient par les poèmes les plus lyriques. On était alors en pleine explosion des connaissances avec le succès auprès de tous les lettrés de l’enseignement des Sept Arts Libéraux, introduits par Alcuin, le précepteur de Charlemagne qui créa les premières écoles.
Ces arts étaient la grammaire, la dialectique, la rhétorique, l’arithmétique, la musique, la géométrie et l’astronomie. Car, oui, en ces temps que l’on considère pourtant souvent comme obscurs et arriérés, toutes les formes de la connaissance étaient alors considérées comme des arts.
Alcuin les avait appris de Bède le Vénérable, un moine anglais à l’érudition admirée de tous, qui lui-même les tenaient d’un mystérieux Carthaginois ayant vécu au 5e siècle, Martianus Capella, avocat le jour et fervent hermétiste la nuit, auteur des Noces de Philologie et de Mercure, une encyclopédie allégorique en neuf volumes qui décrit ces sept arts avec moult détails. Je m’inspire de cette histoire fascinante dans l’un de mes romans, Le septième livre.
A quelle date la belle hurette est-elle devenue la belle lurette ? Probablement autour du 19e siècle où l’on voit coexister les deux formes pour la première fois. Dans un article de la Revue des Deux Mondes qui date de 1875, on trouve encore l’expression sous sa forme non corrompue « il y a belle heurette que… » sous la plume de Claude-Adhémar-André Theuriet, poète et romancier qui fut membre de l’Académie Française au fauteuil d’Alexandre Dumas fils. Mais dès 1807, Jean-François Michel publie un Dictionnaire des Expressions Vicieuses où c’est l’expression « belle lurette » qui est mentionnée comme faisant partie du langage populaire. C’est ce dernier qui a fini par l’emporter.
Et voilà comment, en partant sur la piste de la belle lurette, j’ai passé hier une agréable petite heure. Guère plus.
Très belle journée à vous
Illustrations :
1 – Serait-ce la belle Lurette, tout droit sortie du Bestiaire de Philippe de Thaon ? Non, juste une dame à la Licorne que l’on peut voir à Strasbourg (source web)
2 – Un comput digital (15e siècle), c’est-à-dire une méthode pour calculer avec ses doigts (Wikipedia)
3 – Les sept arts libéraux (Wikipedia)
Très intéressant !
« Une heurette » comme s’est joli ! On devrait le reemployer. D’ailleurs, en espagnol, on l’a toujours avec « horita » qui s’emploie beaucoup.
Merci Anna.
Vraiment, un super article, riche, intéressant et avec une dose d’humour pour nous tenir en haleine jusqu’au bout.
J’adore.
Le site du TLFI fait à présent partie de mes sites jalousement conservé dans mes favoris. Merci pour l’info.
Et puis, j’ai bien souri, car parmi mes nombreux surnoms, je fus affublée à une époque (pas durant ma période Strasbourgeoise), du très mignon et afectueux « Belle Lurette » : http://www.emmacollages.com/article-les-p-tits-noms-42038279.html
Tiens à la lecture de ton article, je me demande bien pourquoi ????
Euh… attends, laisse-moi deviner… tu portais la même petite robe très ajourée que la dame qu’on voit au début de ma note ? 🙂
Sérieusement, MERCI pour vos mots à toutes les deux !
Le site du TLFI est une mine d’or inépuisable ! Quand tu le combines avec Wikipedia, tu as tout l’univers à ta portée. Je ne compte plus les passages de mes livres qui se sont inspirés de pépites dénichées dans l’un ou l’autre.
Un bien bel article riche en enseignement et qui fait sourire qui plus est ! Je te reconnais bien là Anna 😉 Tu as la fibre pédagogique.
Le dictionnaire a longtemps été mon livre de chevet. Il a été tellement trimbalé et compulsé que les pages sont arrachées. Peut-être même que je possède un exemplaire unique de dictionnaire non rangé par ordre alphabétique…
Voilà qui favorise encore plus les rapprochements imprévus d’une page à l’autre 🙂
Mon grand-père était proriétaire d’un champ étroit tout en longueur. Il était nommé « Les Hurettes ». Je peux supposer au vu de votre article que l’origine de son nom est liée au temps passé pour le labourer? Puisqu’on utilisait l’unité de surface « jour » pour quantifier la surface d’un terrain. Ceci correspondait à la surface labourable pour un cheval attelé à une charrue en un jour. j’en déduis que le terrain de mon grand-père était labourable en quelques heures?
Il est toujours un peu délicat de retracer l’étymologie d’un lieu-dit. Que le nom du champ de votre grand-père provienne du mot « hurette » pour « petite heure » est possible… mais pas certain. Il peut aussi bien dériver du mot « hure » (tête de certains animaux, tels que le sanglier mais aussi le loup ou le brochet) ou encore d’une autre racine.
Et s’il s’agit bien du sens « petite heure », je ne crois pas qu’on puisse en déduire quoi que ce soit sur le temps nécessaire à labourer ce champ. Bien d’autres explications seraient imaginables.
« Hurette » est aussi un nom de famille et de villages que l’on peut trouver dans plusieurs départements ou régions de France (Marne, Loiret, Eure et Loir, Cher, Meuse, Nord, Champagne, Bourgogne, Bretagne, etc.). Le nom du champ de votre grand-père peut très bien dériver du nom d’un de ses anciens propriétaires qui aurait eu pour nom de famille Hurette, ou d’un lieu qui aurait été nommé « Les hurettes » bien avant qu’il ne devienne un champ à labourer.
Quoi qu’il en soit, merci pour votre passage ici !