Chaque peuple a son langage du bien et du mal. Son voisin ne le comprend pas. Il s’est inventé ce langage pour ses coutumes et ses lois.
Friedrich Nietzsche
Les temps sombres
Je suis l’atome, je suis le globe du Soleil,
A l’atome, je dis : demeure. Et au soleil : arrête-toi.
Je suis la lueur de l’aube, je suis l’haleine du soir,
Je suis le murmure du bocage,
La masse ondoyante de la mer.
Je suis l’étincelle de la pierre, l’oeil d’or du métal,
Je suis à la fois le nuage et la pluie, j’ai arrosé la prairie.
Djalal al-dîn Rûmi
L’homme aux cheveux gris contempla les décombres avec tristesse. Autrefois, cette maison avait été la sienne. Une villa superbe, où se retrouvaient tous les personnages importants de la ville. Il haussa les épaules. L’heure de la cérémonie avait sonné. Il fallait qu’il descende. Les autres étaient déjà en bas.
Il était le Summus Pontifex, le Père Suprême.
Le sanctuaire se trouvait à plus de vingt mètres sous le niveau du sol. Il avait été construit dans une cavité naturelle, une grotte dont l’accès depuis la surface avait été garni de marches. L’escalier était dissimulé par une porte, aussi solide que discrète, au fond de la cave, seul vestige encore intact de la maison en ruines.
En dehors de petites dépendances permettant aux fidèles de se changer, le lieu de culte était constitué principalement d’une pièce rectangulaire voûtée, bordée par deux rangées de banquettes en pierre sur toute la longueur.
Sur les murs, des gravures symboliques représentaient les sept degrés d’initiation : Corax, Nymphus, Miles, Leo, Perses, Heliodromos et Pater. Le Corbeau, l’Épousé, le Soldat, le Lion, le Perse, le Messager du Soleil et le Père. Lors des repas rituels, les initiés des quatre derniers grades étaient servis par ceux des trois premiers.
Des vers en latin soigneusement calligraphiés couraient sur les parois. Ils rappelaient les principales phases du cérémonial qui allait se dérouler.
Au fond, un autel, également en pierre, était surmonté d’un bas-relief : un homme jeune et musculeux, portant un bonnet phrygien, plongeait profondément un glaive dans le cou d’un taureau agenouillé devant lui ; le sang qui s’écoulait de la plaie était bu par un chien et un serpent ; un scorpion pinçait les testicules du taureau dont la queue se transformait en épis de blé ; un corbeau survolait l’homme en le fixant du regard. Quatre visages joufflus de différents âges encadraient la scène, en soufflant de l’air dans toutes les directions.
L’ensemble montrait le dieu Mithra accomplissant le sacrifice fondateur par lequel il fertilisait la terre. L’oiseau était envoyé par le messager du Soleil. Le serpent symbolisait la fécondité et l’immortalité, le chien l’amitié fidèle. Le taureau était la source puissante de la vie qu’il rendait à la terre, et le scorpion, les forces nocturnes qui tentaient de s’y opposer. Les quatre visages représentaient les saisons, les points cardinaux et les vents.
À la lueur de quelques torches, les adeptes prirent place sans un mot sur les banquettes. Ils étaient moins d’une dizaine. Vêtus de simples toges blanches, rien ne permettait de deviner leur niveau social ou les degrés d’initiation auxquels ils étaient parvenus. Le Summus Pontifex se remémora le temps où il devait refuser du monde. Il se ressaisit. L’heure n’était plus à la nostalgie mais à la célébration.
Il s’avança d’un pas décidé jusqu’à l’autel.
– Nubila per ritum ducatis tempora cunctis, entonna-t-il d’une voix forte. Vous devez passer les temps sombres en vous entraidant et dans l’accomplissement des rites.
Les disciples reprirent la phrase en chœur et récitèrent les versets ouvrant chaque cérémonie. Les mots rappelaient qu’ils étaient tous égaux à la naissance et que leur perfectionnement en tant qu’hommes ne dépendait que d’eux-mêmes. Les pratiques étaient là pour les aider à atteindre un stade supérieur de conscience et parvenir à l’éveil éternel.
– Primus et hic aries restrictius ordine currit.
Ici, le bélier de tête court dans les rangs avec retenue. Ce vers voulait dire que la communauté était conduite par le Père mais qu’il avançait en même temps que tout le monde. Quel que soit le grade de chacun, tous devaient s’entraider et garder le contrôle d’eux-mêmes.
– Nous sommes ensemble au cœur de la terre profonde qui produit tout. Rendons grâce à Palès, déesse nourricière de la fécondité. Implorons son pardon pour les fautes que nous avons commises. Qu’elle nous donne longue et heureuse vie et nous mette à l’abri du besoin.
Il saisit une carafe d’albâtre emplie d’eau. Deux hommes se faisant face au pied de l’autel prirent chacun une torche. Ils les approchèrent d’une vasque posée à même le sol devant le Père. Elle était emplie d’un liquide huileux qui prit aussitôt feu.
– Que la faim hostile puisse ne point exister et puissent les plantes et la verdure croître à profusion.
Tous s’étaient levés et alignés en file indienne. Un par un, ils s’avancèrent et enjambèrent les flammes. L’officiant, tout en répétant la dernière phrase, les aspergeait alors d’eau et ils repartaient de part et d’autre.
Une fois qu’ils eurent rejoint leur place, trois d’entre eux se levèrent dans la pénombre, se placèrent à l’entrée de la pièce voûtée, et lancèrent :
– Accipe thuricremos Pater accipe sancte leones ! Reçois, Père sacré, reçois les Lions brûlant l’encens.
Les Lions étaient les premiers initiés des hauts grades. Ils représentaient le feu et portaient à leur dieu l’encens qu’ils allaient brûler en symbole de sacrifice.
– Per quos thuradamus per quos consumimur ipsi ! répondirent les participants déjà présents. C’est nous qui offrons l’encens qui nous consume nous-mêmes.
– Quand l’Univers et nous-mêmes seront purifiés par le feu, reprit le Père, les Justes seront réunis à la lumière éternelle, le Soleil et Mithra.
– Lux perpetua ! Soliculus ! Mithra !
Les Lions s’avancèrent jusqu’à la vasque et jetèrent l’encens dans les flammes. Le parfum poivré se diffusa rapidement dans la pièce.
– Ainsi brûlent les fardeaux de la vie. Ainsi cultivons-nous notre vertu du fond de la caverne. Et vous, Soldats, suivez la longue marche en portant le lourd fardeau de votre vie comme Mithra a porté le taureau jusqu’au sacrifice libérateur.
Les Soldats répliquèrent :
– Et nos servasti eternali sanguine fuso.
Tu nous sauvas ainsi en répandant le sang créateur d’éternité.
– Atque perlata humeris tuli maxima divum.
Et sur nos épaules, nous porterons jusqu’à la fin le mandement divin.
Au même moment, à la surface, tout près de la maison en ruines, dans une chapelle fraichement érigée, un prêtre chrétien évoquait le Christ trainant sa croix vers le calvaire devant une petite foule de fidèles, réunis avant l’aube. Il cita un passage de l’évangile de Matthieu.
– Acceptez mon fardeau et prenez exemple sur moi, car je suis plein de mansuétude et humble dans mon cœur, car mon joug est doux et mon fardeau est léger.
Les mots employés par les deux officiants présentaient une similitude étonnante mais la nouvelle religion était sur le point de supplanter l’ancienne.
À l’instar des mages de Zarathoustra venus, selon Matthieu, d’orient pour offrir à l’enfant-dieu leur soumission et leur adoration, les fidèles de Mithra le Dieu Perse se faisaient de plus en plus rares et ceux du Christ de plus en plus nombreux.
L’or du soleil, l’encens du culte et la myrrhe de la vie éternelle, symboles des trois pouvoirs – terrestre, sacerdotal et spirituel – avaient été transmis au fils du Dieu unique dont le culte nouveau allait dominer la planète.
Indifférente à ces bouleversements, à quelques centaines de mètres plus à l’est, la silhouette noire du mont Palatin se découpa de façon de plus en plus nette devant le ciel en train de s’éclaircir. La colline avait été nommée ainsi en l’honneur de la déesse Palès évoquée par le Père Suprême.
Les étoiles pâlirent graduellement alors que la nuit reculait.
Dans un long chant silencieux, le soleil, une fois encore vainqueur des ténèbres, sortit de sous la terre et s’éleva dans le ciel, éclairant de ses rayons généreux Urbs Aeterna, Rome, la ville éternelle.
Mmmm ! voilà qui met en appétit ! C’est un premier chapitre très prometteur ! Bon… Et alors ? Qu’est ce qui se passe après ? Ah ! on peut dire que tu t’y connais pour donner envie ! 😉
J’ai oublié de citer la source de la première photo. Elle montre le mythraeum d’Ostie et elle vient de Wikipedia.
Merci pour vos premières réactions.
Un oeil cette photo !
On entre parfaitement dans le mystère du rite, en spectateur un peu inquiet de voir ce qui se passe.
« Un oeil cette photo ! »
Exactement ce que m’a dit Anti en la voyant hier soir quand je préparais ma note 😉
« Un oeil cette photo ! »
Ça m’a frappée aussi hier soir pendant qu’Anna préparait sa note et que je regardais du coin de l’œil justement 😉 Incroyable. C’est assez dingue quand on y pense surtout que l’œil a été ensuite repris par l’église. On le voit apparaître dans le delta lumineux dans les édifices baroques, il est repris en Franc-Maçonnerie, il existe depuis des lustres dans les croyances asiatiques et leurs divinités à 3, 5, 7 yeux, etc.
Bref, époustouflée de voir uns construction pareille ! Et, quand même, heureuse comme jamais de replonger dans l’univers de Anna.
anti
Ca me travaille ! en effet Anti, c’est vieux comme la nuit des temps !
http://www.iforum.umontreal.ca/Forum/ArchivesForum/2002-2003/0304_web/article2331.htm
Mais le représenter de cette façon ; alors là c’est nouveau et impressionnant.
Très intéressant comme lien ! Merci Kathy !
anti
Très intéressant, en effet ! Je rajouterai l’ophtalmoi, c’est à dire l’œil dessiné sur les bateaux de pécheurs grecs pour les protéger du mauvais sort et celui dessiné dans la main de Fatma, symbole de protection également.
L’œil représente en fait toujours, comme le souligne l’article dont tu donnes le lien, la victoire de la lumière sur les ténèbres.
Et j’ajoute une ressemblance (dont j’ignore si elle a une raison étymologique) entre les mots latins « soliculus » et « oculus » qui ont donné « soleil » et « oeil » (où la ressemblance est encore plus visible).
« Je rajouterai l’ophtalmoi, c’est à dire l’œil dessiné sur les bateaux de pécheurs grecs pour les protéger du mauvais sort » qu’on retrouve à Malte avec l’oeil des Luzzu(s?)
anti
Décidément, Anna, le soleil de ton inspiration ne faiblit jamais ; le voici maintenant qui va briller sous la terre ; pour notre plus grand plaisir. Tous mes vœux de succès pour ce nouveau-né et la quatrième trilogie qu’il inaugure !
Et un bonjour amical au passage à tous les habitants du blog…
Un bonjour ensoleillé à toi aussi !
Amitiés
Hello ! Hello m’sieur Georges 😉
Belle soirée à tous les habitants de ton univers !
anti
Et pourtant ,dans beaucoup de pays du sud,(notemment en Corse et en Italie ), l’oeil est synonyme de « mauvais sort »; si quelqu’un vous veut du mal, il peut vous jeter « le mauvais oeil ».
Beaucoup de personnes âgées peuvent vous « l’enlever » en récitant des prières qui se transmettent uniquement la nuit de noël.
On offre à chaque nouveau-né une main en corail, sensée le protéger du « mauvais oeil »!!!
Oui, nous avons entendu parler de cette tradition corse, en effet. Intéressant que la main soit la protection contre l’oeil. On pense forcément à la main de Fatmah (les Maures sont de retour en Corse ?) mais aussi, tout simplement au geste naturel de mettre la main devant les yeux pour se protéger d’une agression quelle qu’elle soit.
Merci Mighe, pour ce commentaire très intéressant.