« Lors de mon premier voyage en avion, en feuilletant le magazine de la compagnie aérienne, je suis tombé sur un reportage sur un homme en France – un certain Marc Roger – qui transportait des livres à dos d’âne afin de faire des lectures publiques. Il disait s’être inspiré d’un Colombien : Luís Soriano. C’était moi ! Je n’ai pas pu retenir mes larmes »
rapportait Anna, le 10 septembre dernier dans la note Luis Soriano, la culture à dos d’âne .
Retour sur cette belle histoire.
Saint-Malo/Bamako 2009-2010
Du 31 mai 2009 au mois de juin 2010, Marc Roger, lecteur public de la Compagnie La Voie des Livres décline sa passion de la lecture à voix haute depuis octobre 1992.
Accompagné de son âne Babel, il part à pied sur les chemins d’une méridienne imaginaire qui va de Saint-Malo à Bamako, pour aller lire à voix haute tout au long des 5000 km qui séparent les deux villes, romans, poèmes et nouvelles, d’auteurs de littérature française et étrangère. Soit une moyenne de 15 à 20 kilomètres par jour, avec pour volonté première, l’humilité de lire le monde avec lenteur et d’écouter vivre les gens.
« Au milieu du détroit. Je regarde l’Afrique. Me retourne. Et regarde l’Europe. Lèvres humides qui tendent. Dans leurs eaux les dauphins. Le bateau suit l’aiguille. Le liquide est au sud. Foisonnant de plancton. Bouche ouverte je mange. Une heure trente de vie. Jusqu’au port de Tanger au Maroc. »
La Méridienne du griot blanc, pourquoi ?
Maternité de Bamako. Capitale du Mali. Terre d’Afrique. J’invente, ici, ma toute première lecture. Des visages noirs, des visages blancs, autour d’une femme. Ma mère. Toute pâle de ses récents efforts. Mais, caramel au bout des seins pour exciter ma convoitise de la rondeur du monde. Sur ce, mon père arrive, couvert de latérite après mille kilomètres de piste qu’il vient de parcourir pour faire ma connaissance. Il aimait dire avoir reçu le télégramme deux heures après qu’il eut appris ma venue au monde par le tam-tam. Manière de dire que j’ai le cœur côté tambour.
Même aujourd’hui, qu’ils ne sont plus et qu’ils reposent ensemble non loin de Saint-Malo, je m’épanouis encore de leurs paroles quand j’écoutais leur vie passée en terre d’Afrique. Une mémoire qui m’a donné le goût de lire, romans, essais, récits, poèmes et pièces de théâtre que l’on écrit dans cette partie du monde. Un métissage en quelque sorte, pour que le papier parle à l’ombre tutélaire des baobabs et des caïlcédrats.
Position du jour : Maroc – Tétouan
A ce jour, 2602 kilomètres parcourus
à pied 1972 km
(transferts camion, bateau, 630 km)
87 lectures – 4540 spectateurs
Pour l’écouter, cliquez ici.
Pour voyager encore, à ses côtés, Gibraltar Punta de Europa un article signé Marc Roger.
Faux. Archi faux. Gibraltar n’est pas la pointe de l’Europe. La pointe de l’Europe se trouve à Tarifa. Mais, fort de son rocher et de sa baie parfaite, Gibraltar impose sa géographie au monde. À la jonction des terres Europe-Afrique et celle des eaux Océan-Mer. Le vieux rocher domine. Suprématie indiscutable. L’histoire, la politique et ce qu’on souhaite qu’elles taisent ou perpétuent dans les mémoires, dictent souvent leurs toponymes aux imprimeurs d’atlas. Qui se soucie de Tarifa hormis quelques fondus de planche à voile et de windsurf qui placent le lieu pour l’un des spots les plus côtés de la péninsule ? Le détroit est grandiose, et si certains rêvent en contemplant ses eaux superbes de figures ou de styles, d’autres frémissent à l’idée de les franchir sur des embarcations précaires. Dans le regard inquiet des jeunes vendeurs à la sauvette que l’on croise dans les rues de nos villes touristiques, tous en provenance de l’Afrique subsaharienne, baluchons à l’épaule de ceintures et de sacs, dvd ou lunettes de soleil, on suppose des parcours que nos vies confortables ne peuvent pas concevoir.
Je cite ici, un extrait du livre de Fabrizio Gatti, Bilal, sur la route des clandestins, traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont, aux éditions Liana Levi. Ce livre est un incontournable. Que chacun de mes pas qui me guident vers le sud soit marqué du sceau de ces personnes qui tentent leur chance en montant vers le nord. Mon voyage est un luxe. Leur périple. Un péril permanent.
Gibraltar © MR-LVDL.jpg
Le bateau est à quai. Le départ imminent. J’ai le cœur qui se serre. Babel ne verra pas l’Afrique. Le scénario tant redouté se réalise. Aujourd’hui, je m’incline. Babel ne passera pas au Maroc. Algeciras. Bureau de l’environnement chargé des autorisations de déplacement des animaux sur le territoire espagnol. Ils sont formels. Entrées, sorties et autres fantaisies du genre sont soumises à des règles drastiques. D’ailleurs, très surpris d’apprendre que Babel ait traversé toute l’Espagne sans le moindre papier officiel. Les Haras Nationaux français me l’avaient certifié. Carnet de vaccination et carte d’identité suffisent pour être en règle. Passons. Quatre mois sans embrouille en Espagne. Un exploit. Mais ce n’est rien, car l’employé m’annonce que Babel va être mis en quarantaine. Le temps que différentes analyses de sang soient faites. Envoi des échantillons à Madrid, retour et compagnie. Quarante jours. Et, qu’une fois arrivé au Maroc, si les douaniers, là-bas, acceptent de le faire descendre du bateau – il m’a cité plusieurs cas de figure pour lesquels les papiers étaient en règle et malgré cela les propriétaires avaient dû faire demi-tour – qu’arrivé au Maroc, Babel serait contraint de suivre une deuxième quarantaine. Total 80 jours. Dans ces conditions, la décision est simple, Babel remonte en Normandie. Me voilà donc parti pour acheter Babel II au Maroc. On va se marrer.
Tarifa © MR-LVDL
Sur le bateau. Premier bilan. Derrière moi, la moitié du voyage. La fierté ridicule de me dire – J’ai tenu jusque-là. Mon voyage est fragile. Son moteur, la lecture, est noyé dans l’espace. Entreprise assez folle cependant pour marquer les esprits. Certains lisent aujourd’hui en marchant dans leur tête en croyant que je marche en lisant dans la mienne. Le métier de lecteur reste encore méconnu. En Espagne, personne ne le pratique. Tant pis pour ceux qui ne garderont de mon passage que la mauvaise photo d’un âne sur leur écran de téléphone. Merci aux autres, fort heureusement les plus nombreux, n’ayant de cesse que de transmettre la joie qui fut la nôtre à nous parler de livres. L’utopie me fait vivre. Bibliothèques et librairies ne sont pas foule en péninsule. Si la demande se fait connaître, les bâtiments suivront et sortiront de terre. Le pays a l’esprit bâtisseur. Pour répondre à la crise, Zapatero, premier ministre, a lancé le plan E. Pas une ville, ni un village qui n’ait le ventre de ses rues ouvert. Marteaux piqueurs, pelles mécaniques et bulldozers font œuvre d’urbanisme. Des ponts. Des routes. Trottoirs et paseos. Pour que circulent à l’aise le corps des promeneurs. Gageons qu’ils aient un jour l’envie de lire. Je passe ici commande aux logiciels des architectes. Trois médiathèques au prix d’un grand stadium. Dix librairies pour un périphérique. Facture payable à vingt-cinq ans.
Pedro Ruiz, cinéaste, caméraman et photographe a rejoint notre équipe. La réalisatrice, Catherine Hébert, est soulagée. Le tournage va gagner en souplesse. Point de hasard dans sa présence. Pedro aime la lecture, les écrivains et leur travail. Son dernier film – La dérive douce d’un enfant de Petit-Goâve -vient de sortir au Québec. Prix du public aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal. Grande audience et, coïncidence heureuse, Dany Laferrière dont il trace le portrait, reçoit au même instant, le prix Médicis pour son roman L’énigme du retour. Un contexte idéal. La Méridienne du griot blanc est en logique avec elle-même. Les auteurs restent au centre du tracé qu’elle innerve. Je vais lire Laferrière.
Au contact de l’œil qui se pose chaque jour sur l’action que je mène, je prends goût aux images. Non, je ne rêve pas d’être acteur. La machine cinéma en tant que tel me ferait plutôt fuir. L’énergie dispensée par l’acteur est coupée par les lois du montage. Ma liberté fluide à lire me semble irremplaçable. Elle est totale. Mais, je désire et je vois loin. Je rêve d’un rôle unique. Le rôle de Siméon. Personnage central du roman Les Saisons de Maurice Pons. Je serais fou d’apprendre que ce rôle soit joué par un autre. Je lance donc un appel – Siméon, c’est pour moi !
À cent mètres du Génie de La Bastille, dans la rue Jacques Cœur qui joint le boulevard Henry IV à la rue Saint-Antoine, se tenait une petite librairie que Colette défendait bec et âme. Voici deux ans, Corinne en ressortit le livre de Maurice Pons en mains, vivement recommandé par la libraire. Cette nouvelle édition chez Bourgois arborait un tableau de Raymond Johnson intitulé – Lumière. Paradoxe, le roman est très sombre. Il ne faut pas grand-chose, parfois, pour convaincre un lecteur. La première phrase – Il arriva par le sentier de la cluse, vers le seizième mois de l’automne, qu’on appelait là-bas : la saison pourrie… m’a balayé comme un fétu. Curieusement, le livre est sombre et n’ai pourtant cessé d’avoir d’incontrôlables accès de rire tout au long de sa lecture. Quand Corinne, intriguée, s’enquérait de savoir ce qu’il y avait d’aussi drôle – Incroyable ! lui disais-je, je ne peux pas te raconter, tu liras par toi-même… À la fin de ma lecture, j’en étais persuadé, je lirai ce roman à voix haute en public. Dans quel lieu ? Pas de mystère, mes démarches allèrent vite.
La libraire me confie le téléphone de l’auteur. Je l’appelle. Répondeur. Pas de message. Difficile d’expliquer en deux phrases les raisons de mon appel. Je raccroche. Quelques secondes. Une sonnerie. Deux sonneries. Je décroche. Cette fois-ci, c’est l’auteur – Maurice Pons au téléphone, Vous avez cherché à me joindre à l’instant, je vous écoute. – Merci de me rappeler. Je viens de lire Les Saisons. J’aimerais lire votre livre en public. – En entier ? – Oui, en entier. Entre six et sept heures. Il s’étonne – C’est trop long, les gens ne tiendront pas le coup ! – Justement, votre livre m’autorise à croire que c’est possible. – Et dans quel lieu souhaitez-vous le faire ? – Pour l’instant, je l’ignore, mais si vous pouviez nous honorer de votre présence, ce serait formidable. Vous venez parfois à Paris ? – Très rarement, vous savez, je suis un vieux monsieur maintenant. Mais venez me voir au Moulin, ça me ferait plaisir de vous rencontrer, on pourrait discuter tranquillement de votre projet. Jeudi, par exemple. Nous étions mardi matin, il me prenait un peu de court – J’ai les horaires de train sur mon bureau. J’irais vous chercher à la gare. Il planifiait. Dans ma tête, j’hésitai. Une seconde, et lui dis – Oui, dites-moi l’horaire qui vous convient. J’y serai. Gare Saint-Lazare à Val de Reuil. Une heure. Il m’attendait dans sa voiture de sport. Demi-heure plus tard. Moulin d’Andé en bord de Seine. Dans son bureau chambre salon. La pièce est sombre. Je l’écoute. Il s’est assis à son bureau. Des papiers. Un livre de Roger Grenier ouvert – Je ne lis plus, je relis. Ouest-France à la page fait divers. La pièce est humide. Je pense à son roman. Par la fenêtre, je vois les toits moussus des bâtisses normandes à l’équerre du moulin. Colombages suintant. C’est l’automne. Il fait froid. C’est horrible comme l’empreinte du lieu s’est glissée dans son livre. Il est né en vingt-cinq. En soixante, il écrit Les Saisons au bureau sur lequel il pose doucement ses mains. Il déplace un objet. Va chercher un ouvrage. À l’époque, le moulin est un lieu qui foisonne. Musiciens. Écrivains. Cinéastes. Le soir, après dîner. Chacun y va de ses compositions du jour. Là, l’auteur me rassure. Je lui dis que malgré la noirceur de son livre, j’ai ri de bout en bout – Vous avez bien fait, me dit-il, le soir quand je lisais les dernières pages écrites aux auditeurs présents, je souhaitais leur avis. Leur faisais part de mes doutes. Certaines scènes après coup me paraissaient très dures. C’était un tollé général. Ne touche à rien Maurice, au contraire, n’hésite pas. Plus je forçais dans l’horreur, plus ils riaient. – Je peux faire une photo ? Seulement si je lui permets de changer de pull et de se donner un petit coup de peigne. Il revient. Un pull en v de couleur rouge. De même couleur que sa voiture.
Maurice Pons © Corinne Lorca
Nous déjeunons presque en silence. Quand il se tait. Il chantonne. Les yeux partis très loin. Au début, je cherche des questions pour relancer notre dialogue. Puis, le laisse aller son rythme dans les souvenirs qui le traversent. Nous marchons côte à côte dans le parc. Lui confie mon voyage à venir en Afrique en partant de Saint-Malo. M’interrompt – Lisez Chateaubriand. Vous ne pouvez pas faire ce voyage sans l’avoir lu. Me récite un extrait d’Atala.
Grâce à lui, j’ai lu Chateaubriand le jour de mon départ. Je lui parle d’une date. Le dimanche 25 mai. Au Moulin. La lecture des Saisons – Six mois, ça me semble loin. Qu’est-ce qui me dit que je serais encore vivant ? À dix heures, le dimanche 25 mai 2008. Il était dans la salle. Il portait son pull rouge. Trente personnes étaient venues de Paris pour écouter son livre lu à voix haute durant six heures. Il rayonnait. D’une douce lumière due à son âge. Derrière moi, j’avais ouvert les deux vantaux de la fenêtre qui donnait sur un mur d’arbres et d’herbes hautes. Le printemps ponctuait les silences. Ma lecture fut un rêve que j’avais répété pendant des dizaines d’heures. Surtout, ce passage au cours duquel Siméon se lève pour prendre la parole dans la salle du conseil.
Je savais ce discours important pour l’auteur. Répété. Répété. Sans pouvoir tout prévoir. Maurice Pons était assis à l’avant-dernier rang sur ma gauche, à côté d’un ami qui semblait du même âge. Je respirais pour Siméon. Je lisais. Je vivais Siméon. Je respire. Je commence le discours. Dès lors, tout va très vite. La main de Maurice se pose sur le bras de son voisin. Comment ai-je fait pour le voir tant j’étais concentré sur chaque phrase ? Il se penche un peu vers lui. Je n’oublierai jamais sa voix. Espiègle. De qui veut vous jouer un joli tour – Écoute bien ce que va dire Siméon, là. C’est moi qui parle. La soudaineté de son aveu en présence du public dans la salle, me fait perdre toute la justesse de ton dans laquelle je croyais contenir mon lyrisme. Mon idée était d’en faire sans trop en faire. De suggérer plutôt que d’aboutir. Je n’ai rien fait. Pendant une page. Je lis des signes sans rien savoir de ce qu’ils disent. La sentence de l’auteur m’a proprement pulvérisé. Le jeu de dupes que je me jouais dans mon oreille interne, d’un coup s’écroule. Moi, Siméon. Siméon, moi. La voix de l’auteur me rappelle à la source qui est sienne. Ma voix n’était qu’une tentative d’effraction. Si vérité sert à grandir. La lecture se termine. Le public applaudit. Maurice Pons. Je m’approche de lui. Il m’embrasse. Comme un père parfois ose embrasser son fils.
La route. Mon cordon. Duquel jamais je ne pourrais me départir. Le ventre de ma mère était un dictionnaire oral qui me mène aujourd’hui à voix haute vers mon lieu de naissance. Je reviens au voyage. Au milieu du détroit. Je regarde l’Afrique. Me retourne. Et regarde l’Europe. Lèvres humides qui tendent. Dans leurs eaux les dauphins. Le bateau suit l’aiguille. Le liquide est au sud. Foisonnant de plancton. Bouche ouverte je mange. Une heure trente de vie. Jusqu’au port de Tanger au Maroc.
Marc Roger
Photo Ouest-France
anti
Pareil ! Faut que je revienne ici lire (ou relire) tout ça quand j’aurai un peu plus de temps, le parcours de ce monsieur Roger m’avait vraiment fascinée à l’époque où j’avais fait ma note sur Luis Soriano.