« Le monde aussi est pris entre deux pôles. Il y a ce monde-ci, visible, quotidien, profane, et un monde autre,
habituellement invisible aux hommes ordinaires.
C’est le monde des dieux et de leurs émissaires, des esprits de toutes sortes – célestes ou chthoniens, pathogènes ou bienveillants…,
des maîtres des animaux ou des végétaux, des ancêtres, des morts…
C’est le monde que décrivent et explorent les mythes, le monde du “sacré”.
Et ce monde-autre est anthropomorphisé : il est une projection de ce monde-ci»
Michel Perrin
En flânant sur le net, je suis tombée sur cet ouvrage qui me semble bien plus qu’alléchant : Arts, chamanismes et thérapies et surtout sur un homme, Michel Perrin ancien collaborateur de Lévi-Strauss, directeur de recherche au CNRS et membre du Laboratoire d’Anthropologie Sociale au Collège de France.
Réunissant ici trois domaines de prédilection de ses recherches – mythologie, chamanisme et art –, l’ethnologue Michel Perrin, propose un magnifique livre de réflexion sur des images et des objets émanant d’une douzaine de sociétés traditionnelles et se situant à la croisée de la religion, de l’art et de la thérapie.
Voir les yeux fermés, titre paradoxal, s’interroge, en effet, sur des thérapies qui font appel à un monde invisible auquel le praticien a accès grâce à des objets médiateurs (masques, hochets…) dotés d’une volonté et d’un destin.
Plus de cent cinquante images montrent ici que « la créativité des sociétés humaines témoigne d’une formidable diversité, même si elle est contrainte par des relations à la nature et par une conception du monde spécifiques ».
En donnant la parole aux sociétés qui produisent ces objets, en évoquant leur relationaffective au monde, l’auteur témoigne, une fois de plus, combien l’ethnologie se situe, pour lui, entre art et science.
DES IMAGES POUR SOIGNER
Premier tableau
DÉVOILER SES VISIONS, AFFIRMER SON POUVOIR
Les masques des chamanes inuit
Deuxième tableau
DEVENIR ESPRIT
Les masques chamaniques tlingit
Troisième tableau
SAISIR L’INVISIBLE
Les pièges à âme des Tsimshian
Quatrième tableau
DES DIEUX ATTIRÉS PAR LEUR IMAGE
Les peintures de sable des Navajo
Cinquième tableau
UN PANTHÉON À CONTRÔLER
Les découpages nahua et otomi
Sixième tableau
RÉVEILLER LES FIGURINES
Les nuchu des Indiens kuna
Septième tableau
FAIRE FLÈCHE DE TOUT BOIS
Les mesas : des « installations » thérapeutiques au Pérou
Huitième tableau
LIRE L’INVISIBLE
Les dessins des Shipibo
Neuvième tableau
LES LOIS DU HASARD
Les paniers divinatoires tshokwé
Dixième tableau
L’APPEL AUX MORTS
Les korwar de la Nouvelle-Guinée occidentale
Onzième tableau
L’ÉNIGME DES REGARDS
Les rouleaux « magiques » des Amhara et des Tigréens
Douzième tableau
CAPTER L’OUÏE, CAPTER LA VUE
Hochets, tambours et manteaux de chamanes
Conclusion
Notes
Bibliographie
Crédits photographiques
Remerciements
Toutes les sociétés ont créé, chacune à leur manière, des objets qui se situent à la croisée de la religion, de l’art et de la thérapie. Ici sont présentés quelques-uns de ceux qui donnent du pouvoir au thérapeute, qu’il soit chamane, devin, « homme-médecine », médium, ou autre.
Voir les yeux fermés serait un titre paradoxal pour un livre traitant d’arts visuels. Mais il s’interroge justement sur des thérapies traditionnelles qui font appel à un monde invisible auquel le praticien a accès par l’intermédiaire d’œuvres plastiques – masques, hochets, peintures sur sable, etc. – dotées d’une volonté et d’un destin, et intervenant dans des phénomènes qu’un simple déterminisme ne semble expliquer.
Maintes questions se posent à leur propos. Cet ouvrage y apporte des réponses en s’appuyant sur des exemples pris dans une douzaine de sociétés à travers le monde, offrant ainsi autant de configurations différentes dans un ensemble d’une grande diversité.
Parfois si belles, parfois dérisoires mais combien émouvantes, toutes ces œuvres témoignent de la force des croyances et de la confiance que des hommes ont eues ou ont encore dans le pouvoir de leur imagination créatrice.
Elles sont aussi la preuve d’un besoin d’instaurer une relation non seulement intellectuelle, mais également affective avec le monde.
Michel Perrin est aussi l’auteur entre autre, d’un bel ouvrage intitulé : Tableaux Kuna : Les Molas, un art d’Amérique.
Les molas sont de véritables « tableaux » de tissu composés par les femmes kuna qui en font leur corsage.
Les indiens kuna vivent pour la plupart sur des îles coralliennes de l’Océan Atlantique, au Panama. Ces molas sont faites selon une technique minutieuse qui évoque la ciselure.
Vivant, varié, original, plein d’humour, l’art des molas établit d’étonnants rapports avec la tradition, mais il rejoint aussi par maints aspects la création contemporaine, en particulier à travers l’invention de motifs géométriques.
Le livre se découpe en douze « itinéraires » qui témoignent de l’évolution des manières esthétiques, des contraintes techniques, des affinités entre le style et les structures mentales, des relations entre les thèmes, la mythologie, le rite et le quotidien, enfin des effets de la modernité.
Ce livre révèle les matières, les gestes et la beauté des femmes kuna qui s’appliquent à leur art.
Les molas racontent des extraits de mythes et de récits traditionnels concernant les rites, les animaux, les plantes ou les objets.
Outre ces deux magnifiques livres, Michel Perrin a publié Le Gange De L’himalaya A Benares, Les praticiens du rêve (PUF,1992) et Le Chamanisme (PUF, Que sais-je ?,1994) et a reçu un prix de l’Académie française pour Le chemin des indiens morts (Payot,1996).
Il y a vingt ans, cette terrible sentence frappait déjà les Indiens Goajiro.
Pour ce peuple dispersé dans un semi-désert aux confins de la Colombie
et du Venezuela, nous autres Occidentaux personnifions les esprits donneurs de mort.
Le Chemin des Indiens morts reprend un travail de recherche mené sous la direction de Claude Lévi-Strauss.
« Je voulais, écrit Michel Perrin, offrir comme un trésor l’admirable mythologie que ces Indiens m’avaient livrée.
[…] L’ethnologue écoute, transcrit et traduit au mieux les paroles de ses hôtes lointains.
Ensuite il tente de dire, dans notre langage et selon les théories que nous échafaudons,
ce qu’il pense que ces autres pensent. Il navigue sans cesse entre science et art. »
Il est aussi réalisateur de plusieurs films dont deux long métrage et quatre films court ou moyen métrage, parmi lesquels Le chemin des Indiens morts (Le monde d’Isho et La descendance d’Isho), 1982 (versions française, anglaise et espagnole) ; Molakana. Coudre le monde…(Lien Vidéo ci-contre à voir absolument !!! par quiconque avait été ému par les molas et la note sur Le cœur cousu, un autre article ici sur ce même film), 2004 (versions française et anglaise), ainsi que La Sainte-Elidie , 1977 ; Funérailles guajiro, 1975 ; Les molas. Manières de faire , 1998.
Ces films de Michel Perrin ont été sélectionnés dans plusieurs festivals internationaux.
Enfin, Michel Perrin a été commissaire de plusieurs expositions dont quatre de portée internationale : – Musée du tapis et des arts textiles, ville de Clermont-Ferrand, 1999-2000 – Fondation Vasarely, ville d’Aix-en-Provence 2001 – Bibliothèque Forney, Hôtel de Sens, Paris 2003 – Prieuré de Graville, ville du Havre, 2008.
(Sources CNRS, et divers liens mentionnés dans l’article).
Visions, arts et fonction des chamanes. « La multi-sensorialité de la communication chamanique », par Michel Perrin.
Un autre article magnifique : « CELUI QUI VOIT LES YEUX FERMES ». CHAMANISME DES PEUPLES DE L’ARCTIQUE. »
Un film : Le journal de Knud Rasmussen.
Plein d’autres ouvrage sur le Chamanisme sur Le Comptoir des Amériques.
Le chamanisme sur le blog.
Claude Lévi-Strauss sur le blog.
anti
« Voir les yeux fermés », quel merveilleux titre qui en dit tant à lui tout seul! Et lorsqu’il s’agit d’un scientifique qui « ouvre » son regard, alors je suis aux anges…
J’avais déjà eu l’occasion d’admirer les magnifiques tissages des femmes Kuna. Les coloris, les formes géométriques en font des oeuvres très contemporaines.
Voici encore deux beaux ouvrages à ajouter à ma longue liste. Chic…Merci Anti
« En Amérique, aujourd’hui, un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. »
….à bien réléchir, quand nous mourrons, qu’est-ce qui brûlera?
Quelle note somptueuse… Il faudra du temps pour vraiment l’aprofondir.. dieux que les images sont belles, touchantes, tout cet esprit humain tendu vers la profondeur …l’infini et l’inconnu…
Waow ! Ca a l ‘air génial à tous les points de vue : artistique, ethnologique, symbolique, culturel ! Bien des thèmes abordés sont fascinants. Pour aller dans le sens du commentaire de Sapotille, on se trouve là à la croisée de deux univers qui se côtoient et s’entremêlent : celui de la magie (au sens large) et celui de l’humain.
Fantastique !
Oui, comment communiquer avec l’invisible, et l’art de coudre aussi !
Tous les chemins se croisent ; justement Régor avait un très bel article là-dessus.
Ce livre m’a fait penser à un autre, dans l’esprit, suggéré par Sapotille : « Le Visible est le caché » de J.Christophe Bailly, illustré par Gilles Aillaud dont elle nous avait donné quelques très beaux extraits :
« Ce qui compte avec les bêtes c’est le voyage immobile qu’elles sont et que nous pouvons faire avec elles dans les régions de l’être inconnues ou incomprises insoumises, ou la frivolité, la douceur, la cruauté, la grâce, le caprice, la mélancolie, la pensée, ont leur points d’ancrage.
Voyager avec les bêtes, dans les bêtes,
dans leurs mondes, dans leurs bulles
C’est bien le moins, nous remue
Nous promène dans les cachettes visibles
Où elles se tiennent et ne nous attendent pas
Car nous, les derniers, les tards-venus,
Nous devons nous demander sérieusement
Si nous sommes venus pour autre chose
Que pour nous débarrasser de l’encombrant cadeau
Des existences qui nous ont précédés et accompagnés
pendant si longtemps »
(…)
.. »aucun discours sur les bêtes en général
ou sur les singes en particulier
ne pouvant plus aujourd’hui éviter la question
qui nous vient du nombre, du nombre peau de chagrin
de toutes ces bêtes, de tous ces singes
puisqu’il s’agit désormais pour eux
de destruction massive, de territoires menacés ou
détruits,
d’assassinats purs et simples ou de trafics
puisque avec eux nous ne pouvons plus compter par
grandes masses
ou par grandes disséminations
mais presque par unités
quelques milliers, quelques centaines, parfois quelques dizaines
d’individus
c’est ce qui nous reste quand nous parlons des tigres
ou de certains oiseaux ou de certains singes,
comme le gorille ou l’orang-outang justement
de telle sorte que face à l’hypothèse
désormais tout à fait fondée
d’une planète sans singes
et sans animaux sauvages
nous devonsnous demander si le clone n’et pas déjà là
parmi nous dans ce qui s’édifie et prospère sur
l’éradication du divers… »
anti, « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible » Klee.
Ce texte me semble toujours plus d’une vérité déchirante..