Quelques très larges extraits d’un discours de Claude Lévi-Strauss, à l’occasion de la remise du XVIIe Premi Internacional Catalunya, Académie française, Paris, le 13 mai 2005.
J’ai connu une époque où l’identité nationale était le seul principe concevable des relations entre les Etats. On sait quels désastres en résultèrent. […]
Au début de la Renaissance, l’univers humain est circonscrit par les limites du bassin méditerranéen. Le reste, on ne fait qu’en soupçonner l’existence. Mais on sait déjà qu’aucune fraction de l’humanité ne peut aspirer à se comprendre, sinon par référence à toutes les autres.
Au XVIIIe et au XIXe siècles, l’humanisme s’élargit donc avec le progrès de l’exploration géographique. La Chine, l’Inde s’inscrivent dans le tableau. Notre terminologie universitaire, qui désigne leur étude sous le nom de philologie non classique, confesse, par son inaptitude à créer un terme original, qu’il s’agit bien du même mouvement humaniste s’étendant à un territoire nouveau.
En s’intéressant aux dernières civilisations encore dédaignées – les sociétés dites primitives – l’ethnologie fit parcourir à l’humanisme sa troisième étape.[…]
C’est au cours du XVIIIe siècle que l’Occident a acquis la conviction que l’extension progressive de sa civilisation était inéluctable et qu’elle menaçait l’existence des milliers de sociétés plus humbles et fragiles dont les langues, les croyances, les arts et les institutions étaient pourtant des témoignages irremplaçables de la richesse et de la diversité des créations humaines.
Si l’on espérait savoir un jour ce que c’est que l’homme, il importait de rassembler pendant qu’il en était encore temps toutes ces réalités culturelles qui ne devaient rien aux apports et aux impositions de l’Occident. Tâche d’autant plus pressante que ces sociétés sans écriture ne fournissaient pas de documents écrits ni, pour la plupart, de monuments figurés.
Or, avant même que la tâche soit suffisamment avancée, tout cela est en train de disparaître ou, pour le moins, de très profondément changer. Les petits peuples que nous appelions indigènes reçoivent maintenant l’attention de l’Organisation des Nations unies. Conviés à des réunions internationales ils prennent conscience de l’existence les uns des autres.
Les Indiens américains, les Maori de Nouvelle Zélande, les aborigènes australiens découvrent qu’ils ont connu des sorts comparables, et qu’ils possèdent des intérêts communs.
Une conscience collective se dégage au-delà des particularismes qui donnaient à chaque culture sa spécificité. En même temps, chacune d’elles se pénètre des méthodes, des techniques et des valeurs de l’Occident. Sans doute cette uniformisation ne sera jamais totale. D’autres différences se feront progressivement jour, offrant une nouvelle matière à la recherche ethnologique.
Mais, dans une humanité devenue solidaire, ces différences seront d’une autre nature : non plus externes à la civilisation occidentale, mais internes aux formes métissées de celle-ci étendues à toute la terre.
Ces changements de rapports entre les fractions de la famille humaine inégalement développées sous l’angle technique sont la conséquence directe d’un bouleversement plus profond. Puisque au cours du dernier siècle j’ai assisté à cette catastrophe sans pareille dans l’histoire de l’humanité, on me permettra de l’évoquer sur un ton personnel.
La population mondiale comptait à ma naissance un milliard et demi d’habitants. Quand j’entrai dans la vie active vers 1930, ce nombre s’élevait à deux milliards. Il est de six milliards aujourd’hui, et il atteindra neuf milliards dans quelques décennies à croire les prévisions des démographes.
Ils nous disent certes que ce dernier chiffre représentera un pic et que la population déclinera ensuite, si rapidement, ajoutent certains, qu’à l’échelle de quelques siècles une menace pèsera sur la survie de notre espèce. De toute façon, elle aura exercé ses ravages sur la diversité, non pas seulement culturelle, mais aussi biologique en faisant disparaître quantité d’espèces animales et végétales.
De ces disparitions, l’homme est sans doute l’auteur, mais leurs effets se retournent contre lui.
Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme, bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même, parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces bien essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué.
Aussi, la seule chance offerte à l’humanité serait de reconnaître que devenue sa propre victime, cette condition la met sur un pied d’égalité avec toutes les autres formes de vie qu’elle s’est employée et continue de s’employer à détruire.
Mais si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces.
Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces.
Le droit à la vie et au libre développement des espèces vivantes encore représentées sur la terre peut seul être dit imprescriptible, pour la raison très simple que la disparition d’une espèce quelconque creuse un vide, irréparable, à notre échelle, dans le système de la création.
Seule cette façon de considérer l’homme pourrait recueillir l’assentiment de toutes les civilisations.
La nôtre d’abord, car la conception que je viens d’esquisser fut celle des jurisconsultes romains, pénétrés d’influences stoïciennes, qui définissaient la loi naturelle comme l’ensemble des rapports généraux établis par la nature entre tous les êtres animés pour leur commune conservation.
Celle aussi des grandes civilisations de l’Orient et de l’Extrême-Orient, inspirées par l’hindouisme et le bouddhisme.
Celle, enfin, des peuples dits sous-développés, et même des plus humbles d’entre eux, les sociétés sans écriture qu’étudient les ethnologues.
Par de sages coutumes que nous aurions tort de reléguer au rang de superstitions, elles limitent la consommation par l’homme des autres espèces vivantes et lui en imposent le respect moral, associé à des règles très strictes pour assurer leur conservation.
Si différentes que ces dernières sociétés soient les unes des autres, elles concordent pour faire de l’homme une partie prenante, et non un maître de la création.
Claude Lévi-Strauss, 13 mai 2005.
Le texte intégral du discours se trouve ici : Le prix Catalunya remis à l’ethnologue Claude Levi-Strauss
Photos : Claude Levi-Strauss, sauf la première (Encarta).
J’ai failli intituler cette note « L’interdépendance vue par Claude Lévi-Strauss », tellement ses propos sont baignés de cette notion fondamentale.
http://www.annagaloreleblog.com/archive/2009/02/26/interdependance.html
Du coup, j’ai ajouté le tag « interdépendance » aux notes qui en ont parlé.
Claude Levi-Strauss était certainement un visionnaire. Un homme qui a passé sa vie à étudier les comportements de ses contemporains et en extrapoler les conséquences. Trop peu écouté, très peu médiatique…
« J’ai connu une époque où l’identité nationale était le seul principe concevable des relations entre les Etats. On sait quels désastres en résultèrent. […] »
Mais rien n’a changé, hélas… Au contraire, ça sent pire !