L’enfer, le paradis et la longue cuillère
Ti-Jean était de ces vauriens qui ont leurs entrées chez les anges.
Les fées, les démons, les archanges, les quatre filles de Satan étaient de ses fréquentations. Bref, il était partout chez lui. Il se trouva donc, un beau jour, en vacances dans l’au-delà, invité par saint Théodule, un vieil ami de ses parents.
Le bienheureux lui proposa (il voulait lui faire plaisir) quelques visites culturelles au musée de l’art de mourir, au palais du roi des fantômes, au zoo des bêtes à Bon Dieu et autres lieux du pays ordinairement fréquentés par les touristes trépassés. Ti-Jean consulta les brochures que lui vantait le saint patron, puis il fit la moue et lui dit :
– Ta générosité m’émeut, mais des parcs et des monuments nous en avons chez les vivants à ne plus savoir où les mettre. Par contre, nous ne connaissons, dans nos royaumes rationnels, que des paradis minuscules et de ridicules enfers. J’aimerai visiter les vrais.
– Rien de plus simple mon garçon, lui répondit l’auréolé. Les voilà donc au seuil discret d’un de ces restaurants de luxe où l’on ne parle qu’à mi-voix. Deux laquais devant eux se courbent, leur prennent vestes et chapeaux.
– Au sous-sol, messieurs ? À l’étage ?
– Au sous-sol, dit saint Théodule.
Rectification de cravate, clin d’oeil à Ti-Jean ébahi.
– Mieux vaut commencer par l’enfer. Après toi. Attention aux marches.
Ils y descendent. Et que voient-ils ? Une immense salle à manger aux quatre murs indiscernables, une table unique mais longue, si longue qu’elle se perd au loin, dans les brumes de l’infini. Sur cette table, des soupières parfumées comme à la Noël, des langoustes, des plats de riz, de la viande aux épices rares, des desserts à la chantilly, bref un festin de rois gourmands. Mille convives se font face, chacun armé d’une cuiller au manche plus long que le bras. Chacun l’emplit, mais comment faire pour la retourner proprement vers la bouche tordue, béante ? Ce diable de manche est trop long ! On râle, on peste, on tend le cou, on en tombe sur le parquet, on se barbouille le plastron, on meurt de faim dans l’abondance.
– Ils sont stupides, dit Ti-Jean.
– Non, damnés, répond Théodule. Viens à l’étage maintenant.
Ils remontent. Rez-de-chaussée, escalier raide et là, surprise. Même salle de restaurant, même table aux fonds embrumés, même festin, mêmes convives, même cuillers démesurées. Mais on mange, ici, on savoure, on se pourlèche, on rit aussi.
Chacun nourrit celui d’en face. Ti-Jean sourit.
– Le paradis ?
– Tout juste, répond Théodule. J’ai un creux. Allons déjeuner.
© Henri Gougaud pour Nouvelles Clés. Une autre version de cette histoire avait déjà été postée sur le blog en avril dernier.
Très belle journée !
anti, même chose pour aujourd’hui !
Photo : plus grand cuiller à riz du monde ! (Japon).
Il me plaît beaucoup, Henri Gougaud !
Partant de l’expression « Pour dîner avec le Diable, il faut une longue cuillère » (sous-entendu, pour ne pas se brûler), il invente un conte moral et divertissant…