L’Agence, Alexandre Donders -4-

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L’Agence

(Vous avez l’argent ? Nous avons les comédiens !)

***

Une pièce d’Alexandre DONDERS

Suite des messages précédents

JACQUES : Mais tu comprends pas que c’est la chance de ma vie, une occasion pareille ! On me propose d’animer des stages de massage thaïlandais au cœur du milieu carcéral turc ! Même toi, tu peux comprendre ça ! Qu’est-ce qu’il s’en fout, l’autre, là, ton cousin machin que tu sois là, ou que tu sois pas là ! C’est pas toi qu’il épouse !
Et puis s’il est con au point de vouloir absolument que tu sois là, truc, il a qu’à le décaler, son mariage, il se mariera un autre jour, c’est pas les occasions de se foutre en l’air qui manquent ! Tu me fais marrer, toi, le plus tard il se marie, le plus tard il divorce !

PEGGY, sarcastique, puis très énervée : Ah oui ? Tu lui diras toi-même qu’il a qu’à décaler son mariage à Germain ! Il me considère comme sa sœur, je suis son principal témoin dans cette affaire, même qu’il faut que je signe le livre, là, le journal de bord ! Et si je suis pas là, je te recommande vivement de t’acheter un aller simple pour la lune, parce qu’il va venir ici repeindre toute la pièce en rouge avec le sang qui giclera de ta gorge, et de l’autre main, il te broiera les os du crâne en rigolant, et quand t’auras bien mal, si t’es encore vivant, il t’obligera à faire l’amour avec la vieille, jusqu’à ce que t’en crèves !

Cette dernière phrase jette un froid. On imagine qu’elle sera suivie d’un silence pesant. Pour autant, les deux comparses n’ont pas fini de s’expliquer…

PEGGY, se levant d’un bond, se dirige vers Jacques et fait tomber la grande enveloppe bleue. Bernadette la ramasse, l’ouvre et la lit silencieusement en fronçant les sourcils :
Tu t’esscuses ! (Stupeur de Jacques. Elle répète plus déterminée, et en parlant plus fort : ) Tu t’esscuses ! (On la sent nerveusement entamée.)

JACQUES, se levant, même jeu, menaçant : Et de quoi, je «m’esscuse», s’il te plaît ?

PEGGY, fondant en larmes, comme une petite fille : T’es méchant avec moi, Jacques !

JACQUES, moins arrogant : Moi, je suis méchant ? Alors ça, c’est la meilleure ! T’arrêtes pas de me chercher des noises depuis ce matin !

PEGGY, dans un sanglot : T’es méchant ! (Se mettant à pleurer franchement : ) En plus, je vois pas comment je pourrais te chercher des noises, je sais même pas ce que c’est !

JACQUES : T’as qu’a regarder sur Internet… A Peggy.conne !

PEGGY : J’ai pas de Minitel !

JACQUES, s’énervant à nouveau : Tu vois, c’est ça, ton problème, c’est que t’es conne ! T’es conne, mais à un point ! Mais…, c’est hallucinant d’être conne à ce point là !
On m’a demandé de pas te le dire, parce que c’est tellement vrai que ça en deviendrait presque cruel, mais il faut quand même que tu le saches, dis-toi bien que t’es conne, en fait, t’es plus conne que conne ! A ce point là, c’est du grand art ! Il faut à tout prix que tu t’exposes !

PEGGY, toujours en pleurs, mais s’énervant aussi : Et toi, tu crois que t’es mieux ? T’es un malade, Jacques, t’as le cerveau qui se décompose ! Tu sens pas qu’il se liquéfie, ton cerveau, à force de se décomposer ? Mais tu te vois pas, mais rien que ta tête, elle fait peur ! Dès que t’entres dans une pièce, personne n’est rassuré, t’es imprévisible en plus d’être détraqué !

JACQUES : T’es un peu médisante, là…

PEGGY : Mais pourquoi t’as choisi ce métier, Jacques, qu’est ce que tu fous dans une agence artistique ? Pourquoi t’as pas choisi plutôt prof, curé ou coiffeur ?

JACQUES, solennel : Trop de concurrence…

PEGGY, se mettant à geindre : Pourquoi tu m’aimes pas, Jacques ?

JACQUES : Mais, c’est pas que je t’aime pas, mais… Je t’aime bien… C’est pas contre toi que j’en ai, c’est contre la vie… C’est à cause de Pedro, je vais pas bien depuis qu’il est parti… Pedro, il est… Il est dans ma tête, il est… Il est dans mon corps… Comment te dire, il est… Mais toi, c’est pas de ta faute, toi t’es gentille… Tiens, t’es sympa, même !

PEGGY : Tu penses ce que tu dis ?

JACQUES, pris au jeu : Mais oui, je le pense !

PEGGY, se jetant à son cou : Oh , Jacques !

JACQUES, lui caressant le dos paternellement, et pleurant : Ca va aller, ça va aller ! Sèche tes larmes, c’est fini.

Jacques, en lui parlant, la fait un peu tourner, ce qui fait que chacun se retrouve dos au bureau de l’autre. Ils vont s’asseoir en reniflant, se rendent compte de leur erreur, se relèvent, et se croisent en se tapant la main et en échangeant un sourire un peu misérable.

BERNADETTE, qui a terminé de lire ce que contenait l’enveloppe bleue, regarde fixement Peggy en la lui montrant : Peggy, c’est quoi, ça ?

Peggy s’approche et prend l’enveloppe.

PEGGY : Une enveloppe bleue ? (Elle sourit puis se rappelle : ) Ah oui, j’ai complètement oublié de vous dire ! En partant hier, j’ai croisé deux messieurs bien habillés dans l’escalier. Comme vous n’étiez pas là, ils m’ont remis cette enveloppe en me disant que c’était urgent. Donc, voilà.

JACQUES, baisse les yeux : Euh… Il y a un cabinet d’huissier qui a laissé un message sur le répondeur ce matin, mais je n’ai pas eu le temps de tout noter…

BERNADETTE : Et c’est maintenant que vous me dites tout ça ? Bon… (Elle les regarde tous les deux et lève les yeux au ciel.) Laissez-moi vous résumer la situation, au moins pour toi, Jacques. (Peggy la regarde.) Nous n’avons pas recruté de nouveaux talents depuis plus de 8 mois, et la moitié de nos comédiens sont partis. Nous n’avons plus d’argent, et ce soir, il y’a des chances pour que nous n’ayons plus de bureaux non plus, plus de planchers, plus de toit, plus de murs, etc.…

PEGGY, l’interrompant : Ils iraient quand même pas jusqu’à nous saisir nous aussi ?

JACQUES, attrapant sa bouteille : Ah les fumiers ! Vous me saisirez pas à vide !

BERNADETTE : je me permets aimablement de vous rappeler que cette agence a été créée dans le but, évidemment, de promouvoir des artistes dans lesquels nous croyons, et que nous chérissons, pour certains, comme nos enfants qui attendraient de nous un lait maternel riche en fibres et vitamines afin de leur permettre de se développer et de trouver leur juste place dans ce milieu de chacals, pour d’autres, comme des petits merdeux qu’ils sont, dénués de toute reconnaissance à notre endroit, mais générateurs de POGNON !
(Sur le mot « pognon », elle porte la main à son cœur, comme si elle avait un début de malaise. Jacques fait mine de se lever, elle l’arrête d’un geste. )
Or, l’humanitaire bien ordonné consistant à se sauver soi-même avant de prétendre vouloir ou pouvoir sauver les autres, j’en arrive de façon assez naturelle, comme vous pouvez le remarquer, à la deuxième raison de l’existence de cette agence. En dehors de toute considération artistique, je vous rappelle donc que cette agence a également été créée pour nous faire…

Elle pose un regard interrogateur sur Peggy, puis sur Jacques, comme à l’école.

PEGGY, pas sûre d’elle : Manger… ?

JACQUES, pas sûr non plus : Becqueter… ?

Bernadette, en tapant sur la table : Bouffer ! Appelez ça comme vous voulez, bref, de nous maintenir en vie pour continuer à pouvoir défendre décemment cette quête artistique qui est la nôtre. Je ne crois pas demander beaucoup… ( Silence.)
Est-ce que je demande beaucoup ?

Regards successifs et appuyés sur Peggy et Jacques, comme tout à l’heure.

PEGGY : Non…

JACQUES : Non…

BERNADETTE : Non… Autant vous dire, donc, que les deux rendez-vous que nous avons aujourd’hui décideront de l’avenir de l’Agence. Et du nôtre, par la même occasion. Merci à vous tous.

PEGGY : Je connais une fille qui tire les cartes. A moi, elle a rien pu me dire sur mon avenir, elle a rien trouvé… Mais il paraît qu’elle est très douée…

JACQUES : Eh, Bernadette, j’ai pensé à un nouveau nom pour l’agence, tu veux que je te le dise ?

PEGGY : C’est quoi ? C’est quoi ?

JACQUES : Agence Kill or Die ! En fait, je suis parti d’un nom français : « Agence Tue ou Meurs », tu sais, un peu comme « marche ou crève », mais ça sonne moins bien qu’en anglais. Sinon, « Agence Marche ou Crève », ça fait : « Agence Walk or Die ». C’est pas mal… J’hésite… En fait, les deux résument assez bien ce boulot à la con…

PEGGY : Mais pourquoi tu veux changer le nom de l’agence ? Tu t’y plais plus dans celle-là ?

JACQUES : Mais tu changes que le nom, ça ne change pas l’agence…

PEGGY : Je vois pas l’intérêt, alors… Si c’est pour se retrouver avec les mêmes gueules…

JACQUES : Et moi, je vois pas l’intérêt de te parler, et je te parle quand même ! Ca prouve bien !

BERNADETTE : … Nous avons donc deux rendez-vous extrêmement importants aujourd’hui. Le premier avec Alain Naudin, auteur dramatique, qui recherche des comédiens pour sa prochaine pièce. Or, il nous en reste encore quelques uns… de comédiens. Jacques, tu tacheras de bien te tenir, dans la mesure du possible.

JACQUES : Es fluctuat Nec Mergitur…

PEGGY, sidérée : Tu parles allemand ?

JACQUES : C’est du Grec. Ca veut dire : Un seul verre à la fois !

BERNADETTE : Quant à toi, Peggy, nonobstant d’indéniables qualités charismatiques propres à l’exercice de tes fonctions et dont l’exhaustivité ne saurait être remise en cause, je resterai à ton égard dans l’expectative d’une conduite symptomatique des intérêts de cette agence.

PEGGY, on vient de lui parler en turc, elle n’a rien compris. Un silence : Je pourrai quand même aller aux toilettes ?

BERNADETTE : Nous avons ensuite rendez-vous avec Michel Starlight. Son dernier film a fait dix millions d’entrées. Comme vous le savez, c’est un acteur de renommée internationale…

JACQUES : Ah non, moi je le savais pas. Tu le savais, toi, Peggy ?

PEGGY : Quoi ?

JACQUES : Que c’était un acteur de renommée internationale ?

PEGGY : Non, non, moi, je croyais qu’il était acteur de cinéma.

BERNADETTE, imperturbable : … Michel Starlight donc, cherche un nouvel agent, et a exprimé le désir de nous rencontrer. C’est un sucre qu’il nous faut manipuler avec des pincettes. Je vous rappelle également que j’ai rendez-vous pour déjeuner avec une directrice de casting qui s’occupe de la préparation de la nouvelle série : « Les Rues de Monte-Carlo » (Elle a une moue désapprobatrice.) Bon… Il va falloir trouver des noms… Peggy si tu te sens de t’en occuper, c’est pour toi. On fera un point tout à l’heure.

PEGGY : Oh, non ! C’est toujours moi qui m’y colle ! En plus, je sais pas si je saurai…

BERNADETTE : Si tu le sais, tu le fais, je te dis ! Si tu sais pas, tu le dis, je le ferai ! Bien… Jacques, il faut mettre le book de l’agence à jour. Nous nous verrons après déjeuner.

JACQUES : Oh, non ! Ca sent le plan galère, là… Tu peux pas le faire toi-même ?

BERNADETTE : Tu fais ce que je te dis, tu ne me dis pas ce que je fais !…
Je m’occupe personnellement du choix des comédiens pour le pilote de la future série : « Thierry et Hutch. »
(Elle balaye d’un geste certains sourires ou interrogations : ) Ils n’ont pas trouvé l’équivalent français de « Hutch », alors ils gardent. Nous, après tout, on s’en fout du titre, ce qui compte, c’est de trouver du … ( Même jeu : )

PEGGY : Blé… ?

JACQUES : Flouze… ?

BERNADETTE : Du cash ! ( Elle tape à nouveau sur la table et elle a à nouveau un début de malaise. Peggy fait mine de se lever, elle l’arrête d’un geste . ) Bref, de nous maintenir en vie, pour continuer à pouvoir… et bla bla bla, etcetera, etcetera…
Bien… J’ai ici un fax qui m’a été envoyé pour le casting d’un long-métrage.
(Elle passe et repasse le fax sous son nez, comme pour le humer et le savourer.) Certains d’entre vous se souviennent peut-être de ce que ce mot veut dire. Long-métrage. Pour ma part, il résonne à mes oreilles comme la promesse de joies futures, de déjeuners champêtres et de sourires d’enfants jouant en maillots de bains sur des plages, sans craindre que les méchants huissiers viennent tout voler à papa et à maman. (Bernadette pose le fax sur son bureau, au milieu.) Je vous rappelle que les deux messieurs bien habillés vont bientôt revenir récupérer les crayons de papier… (Elle regarde Peggy) et les bouteilles en plastiques. (Elle se tourne vers Jacques.) Je vous incite donc mes enfants, à travailler dans un esprit combatif, de façon à générer des fonds, qui nous permettront, outre les objectifs signalés tout à l’heure, d’ouvrir un jour un département d’acteurs de couleurs.

PEGGY : Quelles couleurs ?

BERNADETTE : Mais…, je ne sais pas moi, de couleurs… primaires !

à suivre

anti

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