L’Agence, Alexandre Donders -2-

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L’Agence

(Vous avez l’argent ? Nous avons les comédiens !)

***

Une pièce d’Alexandre DONDERS

Suite du message précédent

JACQUES, se regarde, puis, de façon assez étrange, dit : Bienvenue en enfer…

On entend à nouveau des pas dans l’escalier. Jacques retourne à son bureau en courant à moitié, comme un gamin pris en faute.
Entrée de peggy. Elle est suivie de son petit ami David. Peggy, sans même remarquer Jacques, dont elle ne soupçonne pas la présence, dit :

PEGGY : Bonjour tout le monde ! …

Elle pose un énorme sac de courses et une grande enveloppe bleue sur son bureau, et s’assoit. Entre David. Ils ne voient pas Jacques qui se tient immobile. David s’assoit à moitié sur le bureau de Peggy, dos à Jacques. S’ensuit une scène de flirt assez soft mais pesante dans la durée, ponctuée de gazous gazous débiles et autres fadaises, du style :

PEGGY : Non, arrête, je suis débordée là… Non pas là… Non pas là… Non pas là non plus… Non, là encore moins…

DAVID : Je t’aime, Peggy, je veux t’épouser, je veux vivre avec toi … J’adore tes… ton… chemisier.

PEGGY, en essayant de se débarrasser de David : Mais moi aussi, mais… Bon, ça suffit, assieds-toi normalement, tu vas abîmer tous mes crayons de papier ! (David s’assoit sur la chaise qui fait face au bureau de Peggy. Elle range son bureau. Un temps.) Voilà. Comme ça, si le téléphone sonne, je suis opérationnelle !

DAVID : Ca veut dire quoi ?

PEGGY : Je sais pas trop. C’est la vieille qui m’a dit qu’il fallait que je sois opérationnelle, sinon elle dit qu’elle pourra pas me garder.

DAVID : Tu veux dire, ta tante ?

PEGGY : Ben oui, la vieille… Je crois que ça veut dire qu’il faut que mes affaires soient toujours bien rangées. Bon, les courses pour notre petit dîner d’amoureux de ce soir sont là, tout est en place… Alors, qu’est-ce que tu me disais… Ah oui, que tu m’aimes. Bon, admettons. Alors, fais-moi une déclaration d’amour.

DAVID : Une quoi ?

PEGGY : Comme dans les films au cinéma. Tu te lèves respectivement, et tu me déclares ta… ta truc, là…

DAVID, ne comprenant pas : Ma quoi ? Ma flamme ?

PEGGY, pesant ses mots : Oui, ce que tu veux, ta flamme, ton chalumeau, ton brasier, tu me déclares, quoi ! Tu me dis que tu m’aimes comme si c’était vrai, mais avec tes mots à toi. Et après tu m’implores pour que moi aussi je te dise que je t’aime. Et puis après on pleure parce qu’on s’aperçoit que finalement tout ça, ça va pas être possible…

DAVID : Qu’est-ce qui va pas être possible ?

PEGGY, qui a perdu le fil, s’énervant : Mais je sais pas, moi ! Complique pas ! On te demande de dire que tu m’aimes, ça doit quand même pouvoir s’inscrire dans le domaine de l’envisageable !

DAVID, mal à l’aise dans cet exercice : Ouais, Peggy, je voulais te dire que… T’es… T’es cool… Tu… Tu me fais bien…

PEGGY, perdue dans ses rêves : Ouais…

DAVID : Et que… Même si notre amour est impossible… Et qu’on sait pas trop pourquoi d’ailleurs… Je voudrais que toi aussi tu me dises que tu m’aimes… Allez vas-y ! (Dans un accès lyrique, et en larmes puisqu’il a cru comprendre qu’il fallait pleurer.) Oh, allez, je t’en implore ! Je t’en implore fortement ! Dis-moi que tu m’aimes !

Au moment où Peggy va lui dire qu’elle l’aime, Jacques fond sur David en sautillant, le prend à bras le corps et lui hurle :

JACQUES : Je t’aime !

David a une peur effroyable, Jacques est secoué de spasmes, tellement il rit. David reprend son souffle en disant plusieurs fois :

DAVID : Ah, Il m’a fait peur, le con !

Jacques retourne à son bureau, en larmes. Peggy n’a pas bronché, elle est consternée par l’attitude de Jacques.

PEGGY, glaciale : C’est pas très sympa de faire ça, Jacques ! Ca ne te portera pas bonheur ! (Un temps.) Je te préviens aimablement que je vais le dire à la vieille ! Et elle prendra les décisions qui s’interposent ! (Peggy est vraiment très énervée. Dans ces cas là, elle taille rageusement des crayons de papier, en secouant la tête et en marmonnant.) C’est pas sympa ! (David, un peu remis, tente une approche des plus romantique sur Peggy, qui l’envoie promener d’un geste de la main, un peu comme on chasse une mouche, en disant : ) Même pas dans tes rêves ! (Il se lève.)

DAVID, dans l’indifférence générale : Bon, je vais y aller doucement. Faut que je répare mon scooter. Quand il sera réparé, je pourrais enfin trouver du travail. Comme ça, avec les sous, je pourrais t’acheter une bague… (Pas rancunier, il se dirige vers Jacques pour lui dire au revoir. Il lui tend la main, mais Jacques ne la voit pas, paraissant plongé dans un dossier important.) Comment ça va, Jacques ?

JACQUES, sans relever les yeux : Comme d’habitude, en pire.

DAVID : Qu’est-ce que tu fais ?

JACQUES, fier et humble à la fois : J’écris un poème… Oui, c’est un peu ridicule à dire, mais je voudrais léguer une trace de mon passage au genre humain, et…

PEGGY, s’engouffrant, dans un souffle sarcastique : Esscuse-moi, mais, pour ton information, le genre humain, il te trouve pas très sympa ! Tu vois… Même limite pas sympa du tout ! Alors, laisse-le tranquille, le genre humain, laisse-le où il est ! Il t’a pas demandé l’heure qu’il est, le genre humain, et si tu veux mon avis, il se passerait bien de ta présence, le genre humain … (Regards réprobateurs des deux hommes. Peggy recommence à secouer la tête et à dire 🙂 C’est pas sympa ! David retourne dans sa conversation palpitante avec Jacques.

DAVID : Ca parle de quoi ?

JACQUES, très pro : Ca se passe en hiver, vers la fin de l’année. C’est un gars qui n’aime plus sa femme, et qui lui demande de partir, parce que le bail est à son nom à lui. En fait, j’ai pratiquement fini, mais j’ai un problème à la fin. Tiens, écoute. C’est pas long, y’a que deux strophes :
Non, je ne t’aime plus…
Puisque j’te l’dis, ça doit être vrai !
Si c’est pas vrai, j’me r’connais plus,
Puisque j’te l’dis, que je n’t’aime plus.

PEGGY : Il va pas s’en relever, le genre humain !

Nouveaux regards réprobateurs des deux hommes. Un temps.

DAVID : C’est très beau. On comprend bien qu’il l’aime plus, et en même temps, il y’a comme un doute, quand il dit : Si c’est pas vrai, je me reconnais plus. En fait, il l’aime encore ?

JACQUES, à qui David vient de poser une colle : Je sais pas s’il l’aime encore, tout ce que je sais, c’est qu’il veut qu’il parte, tu m’embrouilles, là ! C’est déjà pas facile… En fait, le plus dur à trouver, c’est la rime ! Tiens, tu vas comprendre :
J’crois que tu t’souviens ou se trouve la porte.
J’te l’ouvre, la porte, pour que tu sortes.
Fait froid, dehors, mets ta doudoune…
Et, là, je bloque !
Je voudrais trouver une phrase de fin qui résume l’ensemble, en même temps un peu symbolique de son envie qu’il parte, et qui rime avec doudoune. C’est pas évident… (Pas convaincu.) Y’aurait bien « Surboum », Mais bon…

DAVID : Remplace doudoune par autre chose, je sais pas, moi, veste, smoking, gilet pare-balles…

JACQUES : Et pourquoi pas anorak ou scaphandre ? Non, non, j’aime bien doudoune, c’est un mot qui sonne bien, musical et profond, sans être pour autant trop poétique. Et puis, c’est un mot original, tu savais que Victor Hugo l’avait jamais employé ? Eh oui, mon gars, jamais. Je le sais, j’ai vérifié…

DAVID : Y’a pas que lui comme poète…

JACQUES : Tu fais allusion au petit Musset ?

DAVID : Oui… Je ne sais pas… Entre autres…

JACQUES : Fais attention à ce que tu dis, mon grand ! Y’a pas de « Oui, je sais pas, entre autres, en littérature ! » C’est un peu plus précis que ça ! Y’a le grand Victor, et puis y’a la racaille, les écrivaillons de banlieue à la Nerval, les pigistes façon Lamartine, et tous les autres infâmes boutiquiers du stylo, les littérateurs de gare, comme Stendhal ou Maupassant ! Il faut te cultiver de temps en temps ! Tu connais pas Yahoo et Google ?

DAVID : C’est des poètes russes ?

JACQUES, l’air fatigué : Tu sais, j’aurais pu être le nouveau Picasso du quatre couleurs, mais je suis pas né au bon moment.

PEGGY : Si c’était pas le moment pour toi de naître, pourquoi t’es né, alors ?

JACQUES, ignorant Peggy : Donc, si je te dis que «Doudoune», c’est un des mots les plus poétiques de la langue française, c’est que j’ai mes raisons. Tu peux pas comprendre, t’es pas un artiste !

PEGGY : Eh, l’artiste, le genre humain il te comprend pas ! Elle rit. Nouveau regard réprobateur des deux hommes.

JACQUES, à Peggy : T’as fini de tailler tes crayons, toi ? Parce que j’en ai d’autres à ta disposition, si tu veux, et puis, pour que tu les trouves plus facilement, je pourrai aussi te les planter dans la gorge !

< à suivre>

anti

One Reply to “L’Agence, Alexandre Donders -2-”

  1. ramses

    Le « je t’aime » de Jacques à David, c’est un peu la scène d’Arditti dans « Palace » ?

    Le mec qui met sa femme dehors en disant « Fait froid, dehors, mets ta doudoune… » n’est pas un salaud intégral… Mais quand même légèrement schyzophrène… « T’as fini de tailler tes crayons, toi ? Parce que j’en ai d’autres à ta disposition, si tu veux, et puis, pour que tu les trouves plus facilement, je pourrai aussi te les planter dans la gorge ! »

    Méfie-toi de Jacques, Miss, c’est un faux sentimental ! Je le vois plutôt en Hannibal Lecter !

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