Le 1er mars 1954, l’armée américaine fait exploser « Castle Bravo », la bombe H la plus puissante jamais testée par ce pays. Les habitants de Rongelap, une des îles Marshall, ne sont évacués qu’au bout de 51 heures et renvoyés chez eux trois ans plus tard. Ces Marshallais ont servi de « matériel ». La journaliste et documentariste Fabienne Lips-Dumas est allée à leur rencontre. Le Monde a mis en ligne hier de larges extraits de son enquête, publiée intégralement dans le n° 7 de la revue « XXI ».
Ce 1er mars 1954, Lijon émerge brutalement du sommeil : « J’ai écarquillé les yeux. Il y avait une lumière aveuglante. Dehors, j’entendais les cris de ma grand-mère. Elle accusait ma cousine d’avoir mis le feu à la maison. Je suis sortie en courant et je pleurais : j’avais peur du feu. Dehors, la lumière était toujours aussi forte. Les femmes n’arrêtaient pas d’entrer et de sortir de la maison. Et là, j’ai vu la chose tomber du ciel. Elle était grosse, ronde comme un soleil, couleur du soleil. Et il y a eu l’explosion… Enorme. Le sol bougeait, tremblait. Le vent nous a jetés par terre. Nous avions peur, tellement peur.
Le vent s’est arrêté. Il n’y a plus eu un bruit, juste le silence. Les yeux nous piquaient comme s’ils étaient pleins de sable. Pourtant il n’y avait pas de vent. Les gens disaient qu’on était attaqués, qu’on allait être tués. Nous nous sommes cachés dans les buissons. J’avais soif. Plus tard, nous avons eu faim. Nous avons mangé. La nourriture était couverte d’une chose blanche, elle n’était pas pourrie mais salie. Avec nos mains, nous avons essuyé la poudre blanche et mangé. La poudre n’avait pas de goût. C’était bon comme d’habitude. Dans l’après-midi, tout le monde est tombé malade. Comme si on était restés au soleil toute la journée, comme s’il y avait eu une insolation générale. »
Le ventre tordu par la diarrhée, les habitants de l’îlot courent derrière les buissons pour vomir. Trop malades, les parents ne peuvent aider leurs enfants. Nerja, la soeur de Lijon, a 7 ans : « Je croyais que c’était de la poudre de savon blanc. Ça n’avait pas d’odeur. J’en ai pris et je me suis frotté la tête comme pour un shampooing. » Son débarbouillage radioactif provoquera la chute de ses cheveux et de nombreuses brûlures. Son profil de petite fille chauve illustre, depuis, les chapitres des livres japonais consacrés à Castle Bravo.
En milieu radioactif, chaque minute compte. Cinquante et une heures plus tard, toujours hagards, les habitants de l’atoll voient arriver un navire de l’armée américaine. Les militaires évacuent la population. « Ils nous ont dit de monter dans le bateau et de ne rien prendre avec nous. Ils nous ont arrêtés sur la passerelle et ont lancé des morceaux de savon. Ils criaient qu’il fallait qu’on se déshabille, qu’on jette nos vêtements à la mer, qu’ils allaient nous laver au jet d’eau. Ils nous ont donné des serviettes, trop petites. Face à face, tout nus, les gens essayaient de se couvrir. »
Encore habitée par le spectacle de ses parents honteux et humiliés par la nudité, Lijon frémit : « Nous sommes arrivés au matin à Kwaj. » Kwaj est le diminutif de Kwajalein. C’est sur cette île qu’est installée la base militaire américaine. « Ils nous ont examinés. Ils s’approchaient de nous avec leurs boîtes, on pouvait entendre le bruit, beaucoup de bruit… » Les corps des irradiés font crépiter les compteurs Geiger, utilisés pour relever le niveau de radioactivité.
Nul n’avait voulu tenir compte du vent qui tournait et des poussières radioactives qui risquaient de contaminer la population. Les Américains concèdent la bavure, expliquent qu’il s’agit d’un « accident ». « Tout le monde fait des erreurs », disent-ils. […]
« Etes-vous prêts à sacrifier vos îles pour le bien de l’humanité ? »
Février 1946. Envoyé en mission sur Bikini, le gouverneur militaire des îles Marshall profite du dimanche chrétien qui rassemble la population convertie par les missionnaires. A la fin de l’office, il leur révèle le grand dessein du Pentagone : « Les scientifiques américains veulent transformer une grande force destructrice en quelque chose de bénéfique pour l’humanité et en finir avec toutes les guerres. » Le propos est traduit. Il se conclut par une question, immortalisée par une équipe de cinéma de l’armée qui enregistre la scène : « Etes-vous prêts à sacrifier vos îles pour le bien de l’humanité ? » L’expression « For the good of mankind » marquera les îliens. Une brève consultation est menée.
Le roi Juda, chef des Bikiniens, prend la parole : « Tout est bien. Tout est dans les mains de Dieu. » Le gouverneur répond : « Si tout est dans les mains de Dieu, c’est forcément bien. » L’armée a le feu vert. L’exode commence.
L’atoll de Bikini et, plus tard, celui d’Enewetak sont d’abord choisis comme points zéro pour mener des essais nucléaires jugés trop puissants pour être réalisés dans le désert du Nevada. La première campagne, dite « Opération Crossroads », est déclenchée. […]
Ce n’est qu’un début. Soixante-sept essais nucléaires vont être menés dans les îles Marshall. Aujourd’hui ministre des affaires étrangères de cet archipel, Tony de Brum tentera d’évoquer la puissance du déluge nucléaire subi. Devant l’assemblée des Nations unies, il explique en 2005 : « Mon pays a reçu l’équivalent de 1,6 bombe Hiroshima par jour, tous les jours, pendant douze ans. » […]
Les bébés méduses et les autres
Attention, ce qui suit est particulièrement éprouvant à lire.
« J’étais enceinte mais je ne grossissais pas. Le bébé est né à sept mois, il tenait dans ma main. C’était un garçon, il est mort tout de suite. Mon mari a pris une grosse boîte d’allumettes. Elle lui a servi de cercueil. » Nerja, la soeur de Lijon, parle d’un ton monocorde. Dix enfants ont suivi : neuf sont en bonne santé, l’aîné se comporte « bizarrement ». Lijon a subi sept fausses couches et donné naissance à un enfant difforme qui n’avait qu’un oeil et n’a pas survécu. Plus que les cancers, les bébés monstres réveillent sa colère.
Jusque dans les années 1970, les femmes vivaient dans l’angoisse de ce qui pouvait sortir de leur ventre. Elles mettaient au monde des « bébés méduses » : des troncs à la peau translucide qui laissait paraître le cerveau et le coeur battant. Ils rebondissaient sur la table d’accouchement et mourraient. Il y avait aussi les « bébés grappes de raisins », où seule la présence d’un cerveau suggérait aux sages-femmes que la forme aurait pu être un enfant, et des nouveau-nés incapables de téter, condamnés à mourir de faim.
Les Américains ont accusé les Marshallais d’inceste ou se sont référés à une syphilis galopante.
Les cobayes humains, une « expérience » qui a duré 40 ans
En 1994, dans un effort de transparence, l’administration Clinton a rendu publics certains dossiers du Département américain de l’énergie. Les Marshallais ont alors découvert qu’ils avaient servi de « matériel ».
Elaboré avant Castle Bravo, le projet 4.1 visait à l’étude des conséquences des retombées radioactives sur les êtres humains.
« L’habitat des insulaires nous permettra de recueillir des données écologiques très utiles sur les effets des radiations. Nous pourrons suivre les divers radio-isotopes du sol à la chaîne alimentaire jusque dans l’être humain, où nous étudierons leur distribution dans les tissus et les organes, les demi-vies biologiques et les taux d’excrétion… »
De ses archives, il tire une autre photocopie : « Le groupe des Marshallais irradiés constitue la meilleure source d’observation sur les êtres humains. Tous les modes d’exposition continue sont représentés : irradiation pénétrante, exposition de la peau aux rayons bêta, absorption de matériel radioactif… »
En 1954, les médecins étaient formels : les habitants de Rongelap ne pouvaient plus tolérer la moindre dose d’irradiation, à l’exception d’une radiographie pour des raisons strictement médicales. En 1957, ils sont pourtant renvoyés dans un environnement contaminé dont ils tirent leur alimentation. Les visites régulières des médecins s’accompagnent de prises de sang, de tests d’urine…
Les années passent. Leur santé se dégrade, les appels au secours se multiplient. Les cobayes demandent leur évacuation. Les Américains refusent. En 1985, les Rongelapais se tournent vers Greenpeace. Ce sera la dernière mission du Rainbow Warrior avant que les services secrets français ne coulent le bateau en Nouvelle-Zélande, dans le port d’Auckland.
Source : Les cobayes du Dr Folamour (Le Monde)
Photos :
1- L’explosion de Castle Bravo au dessus des îles Marshall le 1er mars 1954
2- Edward Teller, père de la bombe H et son plus fervent défenseur jusqu’à sa mort en 2003
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anti
C’est hélas l’horreur dans toutes ses dimensions.
Le sujet des essais atomiques dans le Pacifique est toujours d’actualité. Nos compatriotes polynésiens se battent aussi du côté du Mururoa pour la même cause, les mêmes effets désastreux, la même douleur.
Que penser des gouvernements assassins, de la puissance de leur mépris et de leur silence, la force de leurs mensonges.
Arrêtez la terre, je veux descendre. Pour aller où ?