Le secret du temple

LE SEPTIEME LIVRE – Chapitre 1

C’est lorsqu’on est environné de tous les dangers qu’il n’en faut redouter aucun. (Sun Tzu)

– Incapable ! Tu l’as tué !

Allongé sur le dos, les membres disloqués, l’architecte torturé gisait sur le sol du temple, au pied des deux immenses colonnes de granit noir de Nubie. Un étrange sourire illuminait son visage malgré les hématomes qui le recouvraient.

Ses yeux grands ouverts semblaient narguer les trois Seigneurs Ténébreux.

Sans la flaque de sang qui s’étalait lentement autour de son crâne en un disque carmin, il aurait pu paraître encore vivant. Malgré le calvaire interminable qu’il avait subi pendant des heures, il n’avait pas parlé. Il avait préféré la mort. Il l’avait même provoquée. La Parole ne devait pas être divulguée. Le temps n’était pas venu.

Abddôn, furieux, continuait à presser compulsivement le manche de la masse ensanglantée qui avait porté le coup fatal en faisant éclater le crâne de leur victime.

Sydon, accroupi malgré sa carrure massive, se repaissait du spectacle du corps aux multiples fractures des membres et de la cage thoracique, brisés par sa lourde équerre de chantier. Du coin de ses lèvres retroussées coulait un petit filet de bave.

Seul Haborym réalisait qu’ils venaient de perdre toute chance d’extorquer le secret du supplicié. De rage, il jeta violemment à terre la barre de fer avec laquelle il avait plusieurs fois fait suffoquer Hiram en la pressant contre sa gorge. Le bruit métallique résonna pendant plusieurs secondes dans la salle immense.

Hiram était mort.

Hiram, le bâtisseur du Temple de Salomon. Hiram, le dépositaire d’un savoir secret, transmis depuis la nuit des temps. Hiram, dont l’un des ancêtres était Hénoch, l’inventeur de l’écriture. Hiram, l’ultime descendant de Caïn et Lilith.

– Il faut cacher le corps !

– Mais où ? La milice de Salomon aura tôt fait de le retrouver. Hiram était l’un de ses plus proches favoris.

– Certains courtisans prétendent qu’il a confié la Parole au roi, en cachant le Livre des Noms dans une pièce secrète du Temple, le Saint des Saints, là où se trouve l’arche d’alliance. Seuls Salomon, le Grand Prêtre et Hiram en connaissent l’accès.

– Décidément, il était d’une incroyable légèreté. Confier la Parole au Grand Prêtre ! Pouah !

– Il nous a bien fait confiance à nous, tu ne vas pas t’en plaindre.

– C’est dire à quel point il était naïf. Comment a-t-il pu nous croire quand nous nous sommes présentés à lui comme des Compagnons de l’Ordre des Bâtisseurs, fondé par Imhotep en personne ? Celui où il a tout appris !

– Nous avons été plus rusés que lui, voilà tout. Ceux qui donnent trop facilement leur confiance s’exposent à être trahis.

– Si la Parole est dissimulée dans le Temple, nous devons pouvoir la retrouver.

– Le Temple est un labyrinthe dont bien des lieux ne figurent sur aucun plan. Hiram en a fait construire les différentes parties par des Compagnons à qui il ne donnait ses instructions que pour leurs propres apprentis. Ils ignoraient tout de ce que faisaient les autres. Seul Hiram en connaissait tous les secrets.

– Il m’avait chargé des travaux du puits sans fond, dit Abddôn. Je suis sûr que le Livre n’y est pas.

– Moi, j’ai conduit ceux de la crypte d’obsidienne, ajouta Sydon. Le Grand Prêtre est venu y poser un coffre. J’ai pu l’ouvrir à son insu, mais il ne contenait qu’un rouleau de parchemin vierge de toute écriture. L’accès de la crypte est désormais scellé par un piège mortel dont je ne connais pas la clé.

– Et tu prétends en avoir conduit les travaux ? se moqua Abddôn. Tu ne vaux pas mieux que tes apprentis !

– Et toi, c’est ta stupidité qui, comme ton puits, est sans fond, lui jeta Sydon tout en le repoussant violemment des deux mains.

Abddôn reprit aussitôt son équilibre et souleva sa masse d’un air menaçant.

– Puisque tu aimes mon puits, tu vas y terminer ta triste vie, lança-t-il.

– Seulement si tu m’y accompagnes, gronda Sydon entre ses dents, prêt à lui rendre coup pour coup.

– Il suffit ! rugit Haborym. Gardez vos querelles pour plus tard ! Nous devons trouver le Livre et nous torturerons chacun des autres Compagnons s’il le faut. Certains finiront bien par parler.

Sydon et Abddôn grognèrent de contentement à cette perspective. Ils n’aimaient rien tant que de faire souffrir.

– Mais d’abord, il faut nous débarrasser d’Hiram, reprit Haborym. Ensuite, nous reviendrons ici terminer notre travail.

– Jetons son corps dans les marais, les crocodiles s’en feront un festin. Il n’en restera rien.

– Non, il faut que nous puissions prouver au Maître qu’Hiram est bien mort. Nous devons cacher ses restes en un lieu où nous pourrons les retrouver.

– Découpons-le en morceaux et dispersons-les aussi loin que possible, proposa Abddôn, les yeux ronds comme un enfant qui vient de voir une sucrerie. Nous n’aurons qu’à mettre une marque connue de nous seuls sur chacune des sépultures.

– Une marque ? Quelle marque ?

– Un acacia entier a été déposé chez les charpentiers aujourd’hui. Prenons-en des bouts de branches. Nous les planterons là où sont les restes.

Les trois hommes se regardèrent.

– Holà, mais tu n’es pas si stupide, finalement, répondit Haborym. Enfin une idée utile. Bon, faisons vite. Il faut que nous ayons terminé avant le lever du soleil. Lorsque le chantier ouvrira à l’aube, l’absence d’Hiram sera vite remarquée et tout deviendra plus difficile pour nous. Mais nous pourrons prétexter sa disparition pour proposer de fouiller le Temple de fond en comble en demandant à tous les Compagnons de mettre leurs connaissances en commun.

– Tu excelles à l’art d’utiliser les évènements à ton avantage, Haborym.

– Oui, Abddôn. C’est bien pour cela que le Maître m’a choisi pour mener cette mission de la plus haute importance.

– En tout cas, ce n’est pas pour ton humilité, marmonna Sydon.

– Qu’as-tu dit ?

– Euh… Je maudissais cette humidité.

– Que signifie une telle absurdité ?

– Je… je vais chercher des haches et un fagot de branches. L’atelier des charpentiers est tout près d’ici.

Il ne leur fallut que quelques minutes pour procéder à leur sinistre ouvrage. Ils se répartirent ensuite les restes macabres et les rameaux d’acacia, qu’ils enveloppèrent dans leurs capes. Avant de partir, ils nettoyèrent toute trace de leur forfait. Puis ils enfourchèrent leurs chevaux et partirent chacun dans une direction différente.

Au petit matin, ils étaient de retour.

Lorsqu’il devint évident, au bout de quelques heures, qu’Hiram avait disparu, rien ne se passa comme ils l’avaient prévu.

Fou de rage et de chagrin, Salomon ordonna que tous les hommes quittent le Temple sans délai et restent cloîtrés chez eux. Les habitants de Jérusalem furent tenus d’en faire autant sous peine de mort. Seule la garde rapprochée du roi et les chiens errants continuèrent à parcourir les ruelles désertées.

Les trois assassins échappèrent à leur vigilance et parvinrent à s’enfuir loin de la ville.

Salomon fit recouvrir le Temple de milliers de voiles noirs, ainsi que son palais et toutes les maisons de la ville. Il rassembla les Neuf Vénérables, les maîtres formés par Hiram en personne, et les envoya à sa recherche. Chacun d’entre eux prit la tête d’une escouade de soldats du roi.

Jérusalem resta voilée pendant quarante jours et quarante nuits, jusqu’à leur retour. Les Vénérables demandèrent à parler au roi sans autre témoin. Même le Grand Prêtre ne put assister à leur entrevue.

Personne ne sait ce qu’ils lui dirent mais certaines portes du Temple, connues d’un tout petit nombre d’initiés, furent soigneusement scellées et dissimulées. Puis les Vénérables partirent vers des lieux connus d’eux seuls. Le Livre d’Hiram quitta-t-il le Temple à cette occasion ? Nul autre qu’eux ne put l’affirmer ou le contredire avec certitude.

Quand les voiles noirs furent retirés, d’autres bien plus opaques étaient venus occulter le secret de la Parole perdue.

Hiram devint un mythe. Sa mort le rendit éternel. Il faut parfois mourir pour renaître à jamais.

Tous les rameaux plantés sur ses restes s’enracinèrent et se développèrent en acacias, simples et discrets. Peu de ceux qui les voyaient y prêtèrent la moindre attention. Les secrets les mieux cachés sont souvent les plus visibles.

Au fil des siècles, nombreux furent ceux qui tentèrent de retrouver le Livre d’Hiram et nombreux y laissèrent leur vie, en vain. Des croisades furent organisées pour le retrouver, sous prétexte de libérer le Temple de l’occupant turc et de ramener le graal à la Chrétienté.

Seuls les Templiers connaissaient le but réel de ces expéditions : découvrir les derniers secrets du Temple, exhumer la Parole perdue et les remettre au pape en personne. Lorsqu’il le comprit, Philippe le Bel, le bien mal nommé, décida de les exterminer. Il était excédé par leur refus obstiné de révéler ce qu’ils avaient découvert et enrageait de laisser un tel pouvoir à l’Église. Sa cruauté fut aussi démesurée qu’inutile puisqu’en fait, le pape ne savait rien.

Suivant l’exemple héroïque d’Hiram, les chevaliers du Temple préférèrent le supplice et la mort plutôt que la révélation de leurs secrets à des personnes indignes de les apprendre ou incapables de les comprendre. Après une horrible agonie, ils périrent brûlés vifs. Pour une fois, ces bûchers-là n’étaient pas dus à l’Inquisition. Le pape ne put rien faire pour les empêcher.

Plus d’un croisé revenu de Jérusalem se vanta d’avoir mis la main sur le dernier secret d’Hiram. Beaucoup trop pour un seul livre.

Du Temple de Salomon, deux fois détruit et reconstruit, il ne reste qu’un mur. Celui que les Hébreux appellent le Mur de l’Ouest et que le reste du monde surnomme, en un vieux reliquat de mépris banalisé par le temps, le Mur des Lamentations.

Sur les ruines de l’ancien temple, se tient désormais la Mosquée Al Aqsa, dont le nom signifie la lointaine.

À plusieurs dizaines de mètres de profondeur, exactement à l’aplomb du dôme du Rocher, dans une crypte inaccessible autrefois appelée le Saint des Saints, se trouve toujours l’arche d’alliance, transportée à travers le désert du Sinaï pendant quarante ans par les Hébreux qui quittèrent l’Égypte sous la conduite de Moïse, l’un des plus grands mages de l’histoire de l’humanité.

Rares sont les initiés qui connaissent les secrets qu’elle renferme. Plus rares encore sont ceux qui savent où est le Livre d’Hiram.

14 Replies to “Le secret du temple”

  1. Anna Galore Post author

    Merci, Miss.

    Quelques petites infos complémentaires…

    J’ai utilisé pour nommer les trois Seigneurs Ténébreux des noms de démons. Abddôn vient d’Abaddôn, un démon surnommé le Destructeur, souverain du Puits sans Fond. Sydon vient de Sydonaï, l’un des noms d’Asmodée « celui qui fait périr » – il a un côté maçon puisqu’il enseigne aux hommes la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et qu’il connait les trésors cachés. Haborym est un prince de l’Enfer à la tête de plusieurs légions de démons (d’où son rôle de chef dans ce chapitre).

    Plusieurs mots, expressions et symboles sont directement empruntés à la franc-maçonnerie.

    L’Ordre des Bâtisseurs n’existe pas, son nom est une allusion transparente aux Francs-Maçons. Imhotep est l’architecte de la première pyramide d’Egypte et de plusieurs temples.

    Les détails sur les Templiers, le Mur des Lamentations et Al-Aqsa sont tous vrais.

    Pour la version « officielle » du mythe d’Hiram, voir le fil « Le mythe d’Hiram et la franc-maçonnerie » dans la section « Symboles et croyances ».

  2. sampang Post author

    Encoooooooooore ! t as interêt de bosser là-dessus le prochain week-end pour que l on puisse avoir la suite hein (hihi).
    J aime ! j aime ! j aime ! Tout comme Miss ^^

  3. voiedoree Post author

    Où as tu entendu parler de la « Parole Perdue » mon ami…
    Celà faisait partie d’enseignements secrets
    Sans doute que depuis beaucoup de choses se révèlent.

    En tout cas ce sujet m’intéresse.

  4. Anna Galore Post author

    Merci à vous pour vos réactions.

    Sampang – C’est gentil de me laisser autant de temps, Anti, elle, voulait que j’écrive la suite pour ce matin. 🙂

    Voiedorée – J’ai entendu parler de la Parole perdue dans un livre, tout simplement. Il s’appelle « Les secrets maçonniques », de Jérôme Pace, édition De Vecchi Poche. Ainsi que je l’écris dans ce chapitre, « les secrets les mieux cachés sont souvent les plus visibles. »

  5. boudufle Post author

    Anna Indianna…! la suite! la suite…

    heu…. »Abddôn, furieux, continuait à presser compulsivement le manche de la masse ensanglantée qui avait porté le coup fatal en faisant éclater le crâne de leur victime.  »

    Leur, y’a combien de morts…moi j’en vois un ( punaise , non j’en lis un ! )

  6. boudufle Post author

    Antî , explication de texte….mdr! bon, je fais pouf!pouf…je n’ai rien écrit, rien dit, rien lu….ou bien, je dois faire qu’une chose à la fois…c’est cela oui !

  7. Anna Galore Post author

    J’allais dire comme Anti mais je n’ai pas pu venir plus tôt. Surtout que je suis une obsédée textuelle. Mais me revoilou.

    Anna, à tout à leur

  8. boudufle Post author

    que textuelle…? bisous Anna ! et courage…sinon, ce soir la suite hein ? hein? HEIN ?????

  9. Anna Galore Post author

    Un peu, beaucoup, énormément, à la foliiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiie

    Anna, effeuilleuse

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *